Le caodaisme au Cambodge (Bernardini, Pierre)

L'immigration vietnamienne au Cambodge fut, jusqu'en 1970, un des éléments importants du peuplement du Royaume. Une communauté caodaiste en constituait une composante influente et originale.
Son exposé supposant l'étude préalable de l'histoire générale et des grands principes
de la religion caodaiste, on a consacré le Livre I de cette thèse à une "Introduction à la connaissance du Caodaisme"
Histoire du Caodaisme au Viçt-Nam : Apparu en Cochinchine en 1925, le Caodaisme a émergé de la culture vietnamienne au moment où la colonisation française en Indochine était à son apogée. Son apparition et son essor rapide furent favorisés par la conjonction de facteurs religieux, culturels, politiques et économiques. Pour l'essentiel, le Caodaisme constitua une tentative de réaction contre la longue dégradation de la culture traditionnelle vietnamienne au contact de la culture occidentale. La " Déclaration officielle " de la nouvelle religion, le 7 octobre 1926, et la " Fête de l'Avènement ", célébrée un mois après, lui firent grande publicité. En 1927, déjà, plus de vingt mille adeptes se réclamaient de Cao-Dài. Ils seront cinq cent mille en 1930 et quelque deux millions dix ans plus tard.

Après dix années d'expansion (1926-1936), le Caodaisme se donna une orientation politique. Nationaliste et anti-français, le " Saint-Siège " de Tây Ninh apporta son soutien à la cause du Prince Cuong De, descendant de l'Empereur Gia Long et exilé au Japon depuis 1906. L'arrivée des troupes nipponnes d'occupation en Cochinchine en 1942 encouragea les Caodaistes à accentuer leur opposition au régime colonial. Complices des Japonais lors du « coup de force » du 9 mars 1945, ils ne tardèrent cependant pas à s'apercevoir que leurs puissants protecteurs ne tenaient pas leurs promesses. La défaite du Japon, en août 1945, les incita à se joindre au "Vièt Minh". Une nouvelle fois déçus par leurs partenaires, les Caodaistes se rallièrent aux autorités coloniales françaises en juin 1946. Par un accord d'Etat-Major, l'armée caodaiste se rangeait aux côtés du Corps expéditionnaire. Cette collaboration ne fut pas exempte de difficultés : crises et départs en dissidence alternèrent avec ralliements et serments de fidélité. Au gré de ces vicissitudes, le " Pape " du Caodaisme, le Hç Phdp Pham Công Tac, manœuvrait avec subtilité. A la fin de la guerre, dont l'armistice fut conclu à Genève en juillet 1954, le Caodaisme constituait une force religieuse, politique et militaire importante au sein du nouvel état du Sud Viêt-Nam. Redoutant un tel voisinage, Ngô Dihh Dièm, Président de la jeune République, décida d'affermir son pouvoir en s'attaquant aux sectes jugées turbulentes, frondeuses et trop liées aux Français. En deux ans, Bifth Xuyên, Hoà Hâo et Caodaistes étaient éliminés, neutralisés ou contraints de se soumettre. Sous la pression des événements, S.S. Pham Công Tac se réfugiait au Cambodge, le 15 février 1956. Après son départ du « Saint Siège », un accord était imposé par Ngô Dihh Dièm aux dignitaires caodaistes demeurés à Tây Ninh. Désormais le Caodaisme n'avait plus d'existence politique officielle. La reprise des hostilités au Sud Viêt-Nam en 1960 et la chute de Ngô Đình Diệm en 1963 ne parvinrent pas à faire sortir le Caodaisme de sa réserve.
La doctrine caodaiste.
- A travers les divers textes et messages spirites définissant sa doctrine (Nouveau Code, Constitution religieuse, Décrets, Lois et Lois Organiques, en particulier), le Caodaisme est présenté comme la " Troisième Amnistie de Dieu ", ultime chance accordée aux hommes pour assurer leur salut. Désirant être la " Grande Religion universelle ", le Caodaisme se propose d'opérer le syncrétisme des grandes religions d'Asie et d'Occident. Aussi prône-t-il la fusion des " Cinq branches de la Grande Voie " : Confucianisme, Culte des Génies, Christia-nisme, Taoïsme et Bouddhisme. Empruntant à chacune, il affirme l'existence d'un Dieu unique (Cao Dài, l'Être Suprême), des principes du Yin et du Yang réunis au sein de la monade universelle, du principe de la réincarnation des âmes suivant la rigoureuse loi du Karma, ainsi que la possibilité de communiquer avec le monde des Esprits et le devoir de s'insérer dans la vie sociale, en se préoccupant d'autrui avec dévouement et charité. Outre Cao Dài, le panthéon offert à la vénération des adeptes comprend les grands fondateurs de religions (Bouddha, Confucius, Lao Tseu et le Christ), les trois grands " Gouverneurs du monde céleste " (Quan Âm, Quan Công et Ly Thdi Bach), le chef des Génies, ainsi que tous les Esprits supérieurs. Certains grands hommes et les bienfaiteurs de l'humanité sont vénérés en tant que " Saints ".

Organisation de l'Église caodaiste. - Le Caodaisme possède un Corps sacerdotal nombreux, très structuré et investi de fonctions bien définies.

Au Cửu Trùng Dài, " Temple des neuf Degrés de la Hiérarchie céleste ", est confiée l'organisation de la communauté caodaiste. Il constitue le " Corps exécutif  " de la religion. Le " Collège masculin " (Nam Phdi), à la tête duquel se trouve le " Pape " (Giao Tông), est formé de " Cardinaux légistes " (Chimng Phàp), " Cardinaux " (D'au Sir), " Archevêques principaux " (Chdnh Phoi Su), " Archevêques " (Phoi Sir), "Évêques" (Giào Sir), " Prêtres " (Giao Hiru), " Élèves Prêtres " (Le Sanh) et sous-dignitaires (Chdnh Tri Sir, Phô Tri Sir et Thông Sir). Le " Collège féminin " (Nîr Phdi) a pour mission d'administrer et d'encadrer les adeptes féminins. Ses dignitaires possèdent, à grade égal, les mêmes pouvoirs que leurs homologues masculins. Si la hiérarchie est identique, le grade le plus élevé, cependant, est celui de " Cardinal " (NQ- Dàu Sir).

Au Hiçp Thiên Dài, « Temple de l'Alliance divine », Corps législatif de la religion, est confiée la direction spirituelle du Caodaisme. A sa tête se trouve le " Gardien des Lois " (Ho Phdp), assisté de deux adjoints ayant rang de " Cardinal légiste " (le Thirang Phtim et le Thirang Sanh), et de douze «Seigneurs zodiacaux " (Thtri Quan) ayant rang de « Cardinal ". Corps des médiums, le Hiêp Thiên Dài ne comprend pas de femmes, mais est assisté d'un « Cadre secondaire » nombreux.

Devoirs et droits des adeptes caodaistes.
- Tout néophyte qui vient de jurer sa foi en Cao Dài, doit observer désormais quatre devoirs essentiels :
- se conformer aux règles de morale du Caodaisme, préceptes empruntés aux trois grandes religions asiatiques: " les Trois Devoirs " et les " Cinq Vertus cardinales " du Confucianisme, les « Trois Sujétions » et les " Cinq Interdictions " du Bouddhisme, " l'Union des Trois Joyaux " et " l'Union des Cinq Éléments" : du Taoïsme;
- assister aux prières, cérémonies et offices religieux;
- observer le régime végétarien (au moins six jours par mois) ;
- participer à la vie communautaire.
Norodom Sihanouk et moine Campuchia visiter Ho Phap Pham Cong Tac.

En plus de ces quatre obligations, le dignitaire caodaiste doit renoncer à la vie séculière, mener une vie chaste, observer le régime végétarien continu, adopter un nom de religion ainsi que s'acquitter au mieux des fonctions administratives et culturelles inhérentes à son Corps, son grade et à sa charge.

En retour, fidèles et dignitaires bénéficient d'un certain nombre de droits et de prérogatives : privilège d'assister ou de participer au culte de Cao Dài, accès aux sacrements religieux, aide et assistance de la communauté, ainsi que, pour les plus vertueux, bénéfice, au moment de la mort, du « Mystère de la Délivrance ».

Un code rigoureux, défini dans les « Lois Organiques », précise les peines encourues par les adeptes et les religieux ayant manqué à leurs devoirs.
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Dans le livre II, on s'est attaché à étudier et à exposer plus concrètement le Caodaisme, tel qu'il se présentait au Cambodge. La première partie retrace son histoire pendant la colonisation française du royaume ainsi que depuis l'accession du Cambodge à l'indépendance.

Implanté au Cambodge dès 1926, le Caodaisme y connut des fortunes diverses. Son histoire révèle trois périodes distinctes :

- de 1926 à 1937, dans sa phase ascendante, le Caodaisme se diffusa rapidement au sein des minorités vietnamienne et chinoise, tandis qu'il était interdit aux Khmers (par ordonnance royale du 26 décembre 1927), après avoir rencontré un certain succès parmi la population cambodgienne des provinces frontalières;
- de 1938 à 1947, bien que le nombre de ses adeptes ne cessât de croître jusqu'à atteindre l'effectif de 60.000, le rayonnement du Caodaisme implanté au Cambodge se stabilisa. Sa collaboration avec l'occupant japonais, puis son alliance avec le « Viçt Minh » le maintinrent en dissidence.
- de 1947 à 1970, le Caodaisme ne cessa de décliner au Cambodge. Les rivalités entre dignitaires, l'indépendance du royaume en 1953, l'installation du régime Ngô Dinh Diçm à Saigon, en 1954, l'exil du HO Pháp Pham Công Tac en 1956, sa mort survenue à Phnom Penh en 1959, la reprise de la guerre au Sud Viçt-Nam en 1960 et l'extension des hostilités au Cambodge, en 1970, en furent les principales causes.
Monk ont ​​rendu Campuchia visite à Ho Phap Pham Cong Tac.

Au terme de ses quarante années d'existence, l'Église caodaiste du Cambodge (appelée « Mission étrangère » jusqu'en 1953), resta toujours fidèle au « Saint Siège » de Tây Ninh dont elle ne renia jamais l'autorité ni mit en doute l'orthodoxie. A l'opposé de nombreuses branches schismatiques qui fleurissent encore au sein de la grande famille caodaiste, l'Église du Cambodge n'a jamais constitué une secte dissidente. Eglise missionnaire, elle demeura toujours l'avant-garde et la représentante de l'Église mère du Viçt-Nam dont elle ne fut jamais la rivale. La méfiance des autorités khmères, à son encontre, en revanche, demeura une constante de son implantation au Cambodge. Considéré souvent comme un « cheval de Troie » de la pénétration vietnamienne, le Caodaisme eut quelquefois du mal à convaincre le gouvernement du pays d'accueil de la pureté de ses intentions.

La deuxième partie de cette étude est consacrée à l'exposé de l'implantation caodaiste au Cambodge en 1969. Son recensement a permis de dénombrer 4.810 fidèles caodaistes répartis dans la capitale ainsi que dans sept des dix-neuf provinces que comptait alors le royaume : provinces de Svay Rieng, Prey Veng, Kratié, Kompong Chhnang, Kompong Thom, Battambang et Kandal. Au total, cent vingt-deux dignitaires et sous-dignitaires assuraient le culte de Cao Dài dans treize temples et oratoires.

A part quelque deux cents adeptes chinois, tous les Caodaistes du Cambodge étaient de nationalité vietnamienne.
L'analyse de l'échantillon constitué par les 1.084 Caodaistes de Phnom Penh, a permis de déceler plusieurs caractéristiques fondamentales de la présence caodaiste au Cambodge en 1969 : faiblesse numérique, surencadrement, absence d'adeptes khmers, vieillissement du clergé et des fidèles, tarissement des adhésions nouvelles.

La troisième partie s'efforce de déterminer les caractères originaux de l'Église caodaiste du Cambodge. Outre sa spécificité historique et géographique, le Caodaisme implanté en pays khmer s'est révélé posséder certains traits caractéristiques au plan socioéconomique et au plan communautaire.

La communauté caodaiste du Cambodge, en effet, se distinguait par une grande pauvreté. Cette pauvreté, sinon cette indigence, contrastait nettement avec la relative aisance du Caodaisme implanté au Viçt-Nam. C'est ainsi que, parmi les Caodaistes vivant au Cambodge, ne se trouvait, en 1969, aucun propriétaire terrien, aucun industriel, aucun riche bourgeois, aucun gros commerçant, et, à l'évidence, puisqu'il s'agissait d'étrangers, aucun militaire, aucun homme politique, aucun fonctionnaire. Telle qu'elle apparaissait alors, privée de tout soutien économique et financier, l'Eglise caodaiste du Cambodge ne vivait pas, mais survivait. Les visages émaciés des fidèles et des dignitaires, le délabrement de certains oratoires, la précarité de la décoration de certains temples, la rareté des objets cultuels et des offrandes, faisaient de l'Église caodaiste du Cambodge l'Église de la pénurie et de l'indigence, mais aussi l'Église de l'ascèse et de la dignité.

Au plan communautaire, les adeptes caodaistes du Cambodge manifestaient une grande solidarité. Enseignée par la religion, l'obligation d'aide mutuelle était encore renforcée par le sentiment d'appartenir à une même minorité ethno-culturelle et par une semblable grande pauvreté.

Au plan religieux et cultuel, en revanche, les Caodaistes du Cambodge ne se différenciaient pas de leurs coreligionnaires du Vièt-Nam. Doctrine, croyances, rites et cérémonies étaient, pour l'essentiel, les mêmes chez les Caodaistes vivant dans le royaume khmer que parmi leurs voisins résidant dans la province vietnamienne de Tây Ninh. Certes, les offices religieux célébrés dans les Thdn That " Sainte Maison " ou temple de Battambang ou de Svay Rieng n'avaient pas l'apparat de ceux organisés dans la grande basilique du " Saint Siège ". Les différentes phases du culte, les offrandes présentées et les prières récitées, toutefois, étaient rigoureusement identiques. Seule la " supplique " (ou placet), lue à la fin des offices, présentait une particularité locale : dans son dernier paragraphe, elle demandait aux " Esprits supérieurs d'accorder grâce et protection au Royaume khmer ". L'agencement des autels divins, la disposition des objets cultuels et des offrandes étaient également conformes aux spécifications édictées par le " Saint Siège ". Les fêtes annuelles célébrées par la communauté caodaiste du Cambodge respectaient le calendrier officiel de la religion. De même, les cérémonies cultuelles relatives à la déli-vrance des divers sacrements religieux étaient conformes aux stipulations des textes de référence. Pendant la période où fut menée cette étude (1968-1969), les séances spirites, en revanche, n'étaient plus organisées parmi les Caodaistes du Cambodge. Depuis la mort du Ho Phâp Pham Công Tac, la " corbeille à bec " n'était plus utilisée. Le Bào Dao Ho Tan Khoa, grand dignitaire et médium du Hiệp Thiên Dài s'abstenait désormais d'utiliser ce procédé pour communiquer avec l'au-delà.

En conclusion, la spécificité de l'Eglise caodaiste implantée au Cambodge n'est pas apparue patente. Abstraction faite de son histoire et de son implantation géographique, elle ne se différenciait que fort peu de celle du Viêt-Nam.

Si elle présentait quelques traits particuliers, au plan économique essentiellement, elle n'affichait, par rapport à l'orthodoxie de l'Église mère du ViçtNam, aucune déviation significative.

Son approche, par contre, a permis de vérifier deux phénomènes importants observés au Cambodge : l'ambiguïté de la présence vietnamienne, souvent ressentie comme un désir de conquête, et la vigueur du Bouddhisme khmer, religion nationale. Vraisemblablement, ce sont là les causes essentielles du processus de rejet dont fut victime, à long terme, le Caodaisme implanté au Cambodge. Le désir d'indépendance du peuple khmer, même tempéré par sa grande tolérance à l'égard des confessions étrangères, permet de penser que ce rejet est quasiment définitif.
Bernardini, Pierre

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