4 . LA
SEMI-RETRAITE DE LÊ VAN TRUNG
Ni les rivalités plus ou
moins sourdes qui secouent encore Tây-ninh en 1930 ni les départs plus ou moins
marquants qui ont eu lieu ne semblent guère affecter gravement le prestige du
Saint-Siège. Quant à l'action judiciaire engagée contre Lê Van Trung, elle se
solde par un échec des plaignants et entraîne une nouvelle défection de marque,
à savoir celle de l'Archevêque Nguyên Van Ca, Président du Conseil sacerdotal,
suivi en cela par la plupart des dignitaires originaires de la région de
My-tho.
Conscient des dangers
encourus, Trung juge plus prudent, tout en conservant la direction générale de
la secte, d'opérer un mouvement de retrait et de s'effacer quelque peu, tout au
moins pour un certain temps. Il n'a, certes, que cinquante-cinq ans, mais ses
intimes ne cachent guère
qu'il est déjà presque un vieil homme,
à la santé
chancelante, usé physiquement, manquant d'énergie mais non d'imagination. Il se
trouve ébranlé par les difficultés qui apparaissent sans cesse, affecté aussi
par les attaques renouvelées dont il est l'objet. Le mieux consiste donc pour
lui à laisser à d'autres, en attendant des jours meilleurs, le soin de jouer
les rôles de premier plan.qu'il est déjà presque un vieil homme,
C'est ainsi qu'il confie
à Nguyên Ngoc Tuong, déjà responsable de la valeur spirituelle des fidèles, le
soin de le représenter auprès des pouvoirs publics. La grande considération
dont bénéficie celui-ci de la part des autorités administratives constitue un
élément non négligeable ; elle peut encourir et aboutir, les circonstances
aidant, à une reconnaissance officielle du Caodaïsme et à l'obtention de la
liberté totale de l'exercice du culte. Le prestige certain dont jouit le même
dignitaire auprès de la majorité de ses corréligionnaires amènera peut-être
aussi le calme dans les esprits, l'oubli des ressentiments et le pardon des
fautes, réelles ou supposées. Lê Van Trung, ce faisant, ne manque pas de
sagesse.
Nguyên Ngoc Tuong, en
étroite collaboration avec Lê Ba Trang, s'attache aussitôt à une oeuvre de
purification et de réunification. Très vite, ces deux princes de l'église
nouvelle reçoivent l'appui sans réserve de la grande majorité des autorités
caodaïstes. Forts de cet appui, ils entreprennent donc une action en profondeur
destinée à rétablir l'orthodoxie et la confiance. Mais l'action qu'ils vont
mener et le gain de considération qu'ils vont acquérir s'opéreront
nécessairement aux dépens du pape intérimaire Lê Van Trung et du chef des
médiums Pham Công Tac. Ainsi naîtra un nouveau conflit.
Foncièrement désireux
d'assurer une bonne entente entre tous et de restaurer l'unité religieuse,
Tuong s'efforce ensuite, tout auréolé du succès remporté à Tây-ninh, de réduire
la dissidence, à ses yeux très dangereuse, de Nguyên Van Ca, lequel a fondé
My-tho, au coeur du delta, une église rivale, et se montre très entreprenant.
Pour parvenir à ses fins, il réunit les membres du Tribunal caodaïste et
obtient, sans difficulté, la condamnation de l'archevêque rebelle, qu'un "
décret " du 25 août 1932,
pris en application du jugement, suspend de ses fonctions pour une durée de
trois ans et dépouille de sa dignité sacerdotale(13).
Cette sanction fait
l'objet d'une grande publicité. En même temps, une foule de missionnaires
visitent les oratoires et s'entretiennent avec les adeptes, afin de ranimer le
zèle de tous et prêcher l'orthodoxie. Parallèlement à cet effort dans les
provinces, Tây-ninh convoque les prêtres exerçant leur ministère loin du
Saint-Siège, pour leur faire suivre un stage de perfectionnement religieux et
moral.
Une propagande non moins
active s'exerce auprès des masses, d'autant plus nécessaire que
l'administration raidit son attitude. Le gouvernement, en effet, tente
d'appliquer avec toute sa rigueur l'interdiction faite aux groupements
caodaïstes de réunir plus de vingt personnes. Par des mesures appropriées, il
entend empêcher toute démonstration de nature à troubler l'ordre public,
notamment en surveillant étroitement les déplacements des dirigeants, en
essayant de gêner les mouvements des fidèles vers Tây-ninh, en faisant
disperser par la police les réunions non autorisées, en opérant des
arrestations suivies de poursuites devant les tribunaux, en procédant enfin à
la fermeture d'oratoires ouverts sans son consentement(14).
L'application de ses
mesures ne provoque pas, généralement, d'incident grave, et elle affecte
davantage les provinces de l'Ouest que les autres, car le mouvement ne s'y est
pas aussi rapidement installé avant le raidissement de l'autorité coloniale.
En mars 1931, dans la
délégation de Cà-mau, ont lieu sans autorisation deux réunions groupant chacune
plus de deux cents personnes ; la police disperse les assistants et opère 81
arrestations, dont 48 sont maintenues. Des faits du même genre se produisent à
Rach-gia. En août et septembre, à Sa-dec et à Vinh-long, plusieurs oratoires
sont contraints, par décision administrative, de fermer leurs portes. Dans le
même temps, les rapports officiels mettent l'accent sur la persistance de
l'activité des agents de Tây-ninh, en précisant que celle-ci paraît rechercher
davantage le rétablissement de l'unité et la conservation des fidèles que le
recrutement d'adeptes nouveaux. Fin 1931, les provinces de Vinh-long, Rach-gia
et Thu-Dâu-Môt se signalent par une propagande accrue, attisée, semble-t-il,
plus par la lutte d'influence à laquelle se livrent les différentes églises de
la secte, que par un réel désir de prosélytisme.
Le souci du maintien de
l'ordre public explique en partie le comportement plus rigoureux de
l'administration. On sait en effet que certaines régions de l'Indochine, au
cours des années 1930 et 1931, ont connu des troubles sanglants à l'occasion de
mouvements dits révolutionnaires, mais en réalité fort divers de nature(15).
Bien qu'étrangers à ces évènements, les Caodaïstes n'en paraissent pas moins
suspects, témoin ces paroles prêtées au Gouverneur Général Pasquier, et jamais
démenties :
"
Le Caodaïsme, loin d'être une respectable religion, n'est qu'une vaste affaire
d'escroquerie, il faut tout faire pour empêcher sa propagation " (16)
Et Ernest Outrey, député de la Cochinchine, dans un article du Midi
Colonial, s'est montré violemment hostile au Caodaïsme, écrivant notamment :
"
... Les foules paysannes viennent nombreuses aux appels des missionnaires
caodaïstes et contribuent très largement à l'œuvre d'organisation et de
développement. Ces missionnaires ne cachent pas leur action anti-sociale et
s'efforcent de faire pénétrer en même temps les idées du plus pur communisme ;
indubitablement, le Caodaïsme semble s'inspirer de la 3ème Internationale...
Nous sommes, en fait, en présence d'un mouvement trouble à base
d'escroquerie... " (17)
Mais Nguyên Ngoc Tuong
met en oeuvre tous les moyens dont il dispose pour mieux éclairer l'opinion,
pour préserver le prestige du Saint-Siège de Tây-ninh et pour obtenir plus de
liberté de mouvement. Il multiplie les déclarations de loyalisme à l'égard des
autorités de la colonie. Il réaffirme que l'activité de la secte se limite
strictement au domaine spirituel.
Une délégation de dignitaires,
le 26 mai 1932, obtient d'être reçue par Ernest Outrey. Elle lui expose
l'attitude parfaitement loyale des caodaïstes, soulignant que ceux-ci n'ont
pris aucune part aux manifestations communistes ( ou nationalistes ? )
récentes, et faisant ressortir que les régions à forte densité caodaïste sont
demeurées parfaitement calmes. Elle lui demande, en conséquence, d'intervenir
auprès des pouvoirs publics en vue d'obtenir la liberté totale du culte. Le
député de la Cochinchine se montre réaliste, et corrige le jugement qu'il avait
naguère porté. Il s'engage à agir avec toute son autorité en faveur de ses
interlocuteurs, afin que soit octroyée " la liberté de conscience à
tous les Annamites dans le cadre de la légalité ".
Le lendemain, La Tribune
Indochinoise de Saigon donne un compte-rendu de cette audience et rend hommage,
suivie en cela par le Revue Caodaïste de juin 1932, au " geste de haute
équité " de M. Outrey. Ces dispositions favorables reçoivent leur
confirmation dans une lettre que celui-ci adresse, le 18 juillet, de la Chambre
des Députés, à Gabriel Gobron, l'un des plus ardents défenseurs du Caodaïsme :
"
... J'ai, en effet, réclamé, en faveur des Caodaïstes de Cochinchine, un régime
plus libéral que celui auquel ils ont été soumis jusqu'à ce jour...
"
Très prévenu contre eux, je les avais, en effet, longtemps suspectés. De très
bonne foi, j'avais même demandé qu'ils soient soumis à une surveillance très
sévère. Or j'ai aujourd'hui lieu de croire que les renseignements qui m'avaient
été fournis sur leur compte étaient, sinon absolument faux, du moins très
exagérés. Je sais, en effet, qu'il y a d'excellents esprits parmi les
Caodaïstes annamites et que beaucoup d'entre eux ont toujours fait preuve,
vis-à-vis de la France du plus parfait loyalisme. C'est ce qui m'a déterminé à
leur déclarer que j'étais décidé à réclamer en leur faveur un régime de liberté
pour la religion qu'ils pratiquent..."
La plus grande publicité
est donnée à ce revirement du représentant à Paris de la Cochinchine tandis
que, de l'extérieur, d'autres concours se manifestent.
En France, le Saint-Siège
de Tây-ninh obtient l'appui de la Ligue des Droits de l'Homme, de sociétés
spirites et de journaux dits " pacifistes " : La Libre Opinion, Le Progrès
Civique, La Griffe, Le Monde, Vu, Le Fraterniste ( Lille ), Le réveil Ouvrier (
Nancy ), Le semeur ( Falaise ), Germinal (édition du Nord ). Un ancien
administrateur en Indochine, Charles Bellan, lui accorde son patronage.
Il se fait représenter au
Congrès Spirite de Londres, et y fait entendre sa voix. En Allemagne, il noue
des relations avec l'Eglise Gnostique, dont le patriarche, Goldwin, Chevalier
de la Rose Mystique, entre en correspondance avec Lê van Trung qu'il qualifie
de " Souverain Pontife ", et lui demande de lui fournir des
informations afin de faire rayonner la foi nouvelle dans ce pays(18). L'année
suivante ( 1933 ), il participera au Congrès Spirite de Chicago.
En novembre 1932, Nguyên
Ngoc Tuong adresse au Gouverneur de la Cochinchine un engagement revêtu de 13
000 signatures, en vertu duquel dignitaires et adeptes promettent de pratiquer
leur culte sans rien faire qui puisse troubler l'ordre public, et demandent en
conséquence l'autorisation de célébrer librement, dans ces oratoires, un
certain nombre de fêtes religieuses. A la suite d'une conférence des chefs
d'administration locale ( résidents supérieurs et gouverneurs ), et avec
l'accord du gouvernement général, il lui est répondu que le gouvernement prend
acte de cette déclaration, mais aussi qu'il est " impossible de donner une
autorisation générale pour des manifestations qui, par leur ampleur et les
appels répétés à la générosité publique qu'elles comportent , intéressent
directement l'ordre public ".
Néanmoins, Nguyên Ngoc
Tuong reçoit l'autorisation de célébrer la fête de Noël au temple de Tây-ninh.
Un nombreux public y assiste, comportant une délégation - fort étoffée et très
remarquée - de Cambodgiens.
Mais la crise économique
dont souffre l'Indochine depuis 1930 a eu des effets redoutables sur le Saint-Siège,
dont les ressources ne permettent plus la poursuite des grands travaux
entrepris. Certes, la superficie initiale de 96 hectares a pratiquement triplé grâce à la mise en
valeur de terres environnantes encore vacantes ou achetées à des
concessionnaires. Il n'en demeure pas moins que la plupart des chantiers ont
cessé toute activité. L'étranger retire de sa visite une impression de
pauvreté, voire de misère. Une telle pitié n'est pas faite pour attirer les
pèlerins, dont le nombre décroît, tandis que se réduisent les dons des fidèles.
Un reportage paru dans la revue L'Illustration, sous la signature de Georges
Remond, dresse un tableau de ce Vatican vietnamien
"
L'ensemble : pagodes, bibliothèques, statuts, monuments funéraires, lieux de
travail, lieux de communication des Esprits, cultures, allées, donne
l'impression de la misère, du dénuement et presque de l'abandon. Le Caodaïsme
et ses adeptes semblent avoir subi la crise et l'avoir mal supportée.
L'électricité ne fonctionne plus et les appareils gisent à terre. Les cultures
et les défrichements paraissent abandonnés. A l'intérieur du sanctuaire,
accueil infiniment courtois ; quelques jeunes gens, l'aspect fatigué par les
jeûnes ou l'excès du végétarisme, occupés à de vagues besognes, se lèvent et
saluent à notre passage. "
Cette situation porte un
coup sérieux à l'influence exercée par Nguyên Ngoc Tuong et Lê Ba Trang, que
d'aucuns rendent plus ou moins responsables, sans que nul ne puisse d'ailleurs
fonder les critiques adressées à leur gestion. Il n'en faut pas davantage, en
tout cas, pour que réapparaissent les désaccords, d'autant plus profonds qu'ils
n'avaient jamais vraiment disparu.
5. LES DERNIÈRES ANNÉES DU
PONTIFICAT
A My-tho, Nguyên Van Ca
n'a guère eu à souffrir de la condamnation qui lui a été infligée. Il demeure
pour les " orthodoxes " l'adversaire le plus redoutable, et ceci
d'autant plus qu'il essaie d'étendre son influence dans les riches provinces de
l'Ouest, notamment à Rach-gia, avec l'aide de son collègue, Dôc-phu comme lui,
Trân Nguyên Luong, et à Trà-vinh, grâce à son frère, le médecin indochinois
Nguyên Van Phan.
Ce dernier, par des
déclarations répétées, tend à accréditer cette idée que lui seul peut
réconcilier des dissidents de l'Ouest et les dirigeants de Tây-ninh. Il espère
en outre, par l'adoption d'une attitude rigoureuse, voire même provocatrice,
envers l'administration provinciale, retirer auprès de ses compatriotes un
accroissement de prestige, susceptible de lui permettre d'accéder à un poste de
premier plan au sein du Caodaïsme. Ainsi, en mars 1932, sans en avoir sollicité
l'autorisation, il ouvre un oratoire où il convie les fidèles ; toute réunion
de plus de vingt personnes ayant été interdite, il fait pénétrer les gens par
petits groupes successifs, chacun d'eux quittant le temple assez vite pour
permettre aux suivants d'assister, eux aussi, à une partie de la céréminie.
Mais son ambition sera vite déçue, et il finira par renoncer.
A Tây-ninh, Lê Van Trung,
jugeant passé l'orage de 1930, sort de sa demi-retraite et, grâce à l'appui de
Pham Công Tac, entend reprendre en mains la direction de la secte.
Pham Công Tac, en effet,
a travaillé à la consolidation de sa position. Par imitation de l'école de
Confucius, le Không-môn, il vient de créer le Pham-môn, groupement de fidèles
entièrement dévoués à sa personne, et comptant très vite près de 500 adeptes.
Il s'agit d'une sorte de phalanstère religieux dont les membres ont fait
abandon de leurs biens au profit de la communauté, qui mettent en commun les
produits de leur travail, répartis ensuite selon les besoins de chacun. La
formule en est empruntée à Fourrier : " Tout pour un, un pour tous ".
Ces "
enfants d'une même famille ", sous la direction du Su-Phu ( Maître-Père ), titre porté par Pham Công
Tac(20), sont liés par le " serment du sang " et reçoivent une
initiation occulte à des pratiques mystiques qui en font un véritable
groupement secret entièrement à la dévotion de son chef. On parle même à son
sujet de déviation du Caodaïsme, aux activités contraires à l'universalité
recherchée et prônée par ce dernier.
Dès lors, deux tendances s'affrontent: les modérés, fidèles à Tuong et Trang,
combattus de plus en plus ouvertement par les ultras, ayant Trung et Tac à leur
tête.
Les premiers tentent en
vain de résister à leurs adversaires. Appuyés par les publicistes Nguyên Phan
Long(21), ils convoquent pour le 11 novembre 1932 un Grand Concile appelé,
ainsi que le précise l'ordre du jour, à se prononcer sur la dissidence de
Nguyên Van Ca et sur l'existence du Pham-môn. Plus de mille fidèles, malgré la
crise, se rendent à Tây-ninh à la date fixée. Mais ils apprennent alors le
report sine die de la réunion, en raison de l'état de santé de Tuong, incapable
d'assister aux délibérations.
Les désaccords
s'enveniment : aux rivalités nées de querelles de préséance et d'intérêts
s'ajoutent des divergences quant à l'attitude que doivent avoir les fidèles
envers l'administration. Ainsi, le 18 janvier 1933, Tuong et Trang désavouent
ouvertement les caodaïstes de Châu-dôc qui, à la suite d'une réunion
clandestine troublée par la police, ont porté plainte contre les agents de la
Sûreté. Ils diffusent une circulaire invitant les fidèles au respect des ordres
de l'administration et leur enjoignant de s'y soumettre "
en toutes circonstances ". Tac, au contraire, affirme son désir d'indépendance, et ses discours
équivoques, émaillés d'expressions allégoriques, inquiètent de plus en plus les
pouvoirs publics.
L'embarras de ces
derniers s'accroît à la suite d'une " décision quelque peu étonnante
" du tribunal de Bac-liêu. Une réunion de 80 caodaïstes ayant eu lieu dans
un oratoire, sans autorisation, un procès verbal est dressé, et l'affaire
déférée au Parquet. Contrairement à toute attente, le juge prononce un
acquittement général :
"
estimant d'une part que les articles 291, 292 et 294 du Code Pénal modifié
doivent s'appliquer non pas aux réunions de plus de 20 personnes, mais aux
associations de plus de 20 personnes et que, d'autre part, le Caodaïsme n'est
pas une association mais une secte "
Saisie, la Cour d'Appel de Sài-gon confirme le jugement rendu par le
Tribunal de Bac-liêu. Le gouverneur Krautheimer, commentant cette affaire dans
son rapport politique du mois de mars 1933, remarque avec amertume que "
l'Administration est de plus en plus désarmée ",après avoir écrit dans
celui du mois précédent :
"
Si plusieurs jugements interviennent dans le même sens, il est à craindre que
l'Administration soit privée de tout moyen d'action viv-à-vis du Caodaïsme.
"
Fin mars, un conclave
secret se tient à Tây-ninh, qui prend une décision retentissante : Nguyên Ngoc
Tuong et Lê Ba Trang, tous deux cardinaux, sont exclus du comité directeur de
la secte. Eclate ainsi au grand jour la lutte sourde qui les oppose depuis
longtemps au groupe Trung/Tac et à Lê Van Bay, délégué du Caodaïsme au
Cambodge. Trang se retire chez lui. Tuong, dans une lettre quelque peu amère,
apprend au Gouverneur que " ... libéré de toutes mes attributions et
indisposé par une atmosphère très lourde qui m'étouffe ici... ", il quitte
Tây-ninh, abandonne ses fonctions et renonce à son pouvoir temporel pour se
consacrer, retiré dans un oratoire, aux attributions spirituelles attachées à
son grade.
Pourtant, un revirement
tout aussi inattendu se produit en avril. Le même comité directeur, où Trang
s'est habilement assuré l'appui de six voix sur sept, accuse Lê Van Trung
d'avoir, au cours de sa gestion de sept années, profité de sa situation pour
soutirer de l'argent aux fidèles, vendu illicitement des terrains appartenant à
la communauté, enfin porté atteinte à la religion par sa conduite. Trung reçoit
la signification du procès-verbal de la délibération, et se voit invité à se
soumettre ou à se démettre dans le délai de huit jours. Le conclave de mars
précédent est déclaré illégal, et les cardinaux Tuong et Trang rétablis dans
leurs attributions respectives.
L'habileté et la ténacité
de l'accusé lui permettent de résister. Lê Ba Trang sort de sa réserve et
convoque alors, pour le 11 juin, les membres des divers Corps caodaïstes en un
concile devant lequel Lê Van Trung est appelé à comparaître. Ce dernier fait
fermer les portes de l'oratoire. Trang les fait forcer et prononce, devant plus
de 500 fidèles, un réquisitoire sévère. Trung, invité à se présenter et à
expliquer, refuse de reconnaître une autorité quelconque à ce concile réuni,
dit-il, irrégulièrement, mais il se fait représenter par Lê Van Bay et Pham
Công Tac, qu'il charge d'assurer sa défense. Finalement l'assemblée vote
l'indignité de Lê Van Trung et confie aux Cardinaux le soin de le traduire
devant le tribunal suprême qui, constitué légalement, aura à se prononcer en
dernier ressort.
Le publiciste Nguyên Phan
Long semble, dans cette affaire, avoir joué un rôle déterminant. Sa
personnalité marquante, son renom de leader nationaliste et l'appui qu'il a
apporté à Lê Ba Trang avec son nouveau journal Duôc Nhà Nam ( Le flambeau du
Viêt-nam ) semblent avoir beaucoup pesé dans la balance. En ce qui concerne
l'attitude des hauts dignitaires, on peut dire que Nguyên Ngoc Tuong fait
figure de mystique sans grande énergie, témoigne d'une passivité presque totale
et d'une entière soumission aux " volontés du Très-Haut ". Nguyên
Ngoc Tho et Madame Lâm Thi Thanh donnent l'impression de se laisser aller au
gré des évènements, qui les entraînent, selon les courants dominants,
alternativement vers l'un et l'autre camp. Prudent, Pham Công Tac évite encore
de s'engager totalement et, pour se faire, déclare obéir à un message divin qui
lui aurait prescrit de rester en dehors de la lutte pendant un certain temps.
Le chef de file de
chacune des parties en présence dépêchent sur toute l'étendue de la
Cochinchine, et plus spécialement dans les provinces de l'Ouest, une foule de
missionnaires de tout grade, chargés de présenter leur propre version des
évènements et de rallier les fidèles à leur cause. Il en résulte chez beaucoup
de gens un désarroi profond et un ébranlement de la foi. Le français Latapie
prend le parti de Lê Van Trung ; ancien fonctionnaire, il passe aux yeux de
bien des autochtones comme accrédité en fait par le Gouvernement et il concourt
à assurer à Trung un précaire avantage sur ses adversaires, moins actifs et
moins habiles que lui.
Trung, instruit par les
événements du 11 juin, multiplie les précautions au Saint-Siège. Il fait
assurer sa propre défense par une garde du corps toute dévouée à sa personne,
puis il se lance dans une action brutale et impitoyable : excommunications,
expulsions, radiations se succèdent.
Ses délégués dans les
provinces mettent l'accent sur les appuis dont il bénéficie en Europe et
chuchotent en même temps que Nguyên Phan Long, en soutenant Lê Ba Trang,
cherche uniquement à favoriser sa propre action politique et à accroître le
nombre des lecteurs du journal qu'il dirige. " Jamais, écrit le
Gouverneur de la colonie le 16 septembre, la situation générale n'a été aussi difficile à analyser ". La lutte déborde au Cambodge, où l'Institut
bouddhique de Phnom-Penh juge bon de confier à un prédicateur spécial le soin
de parcourir le Protectorat pour " mettre en garde la population,
sollicitée par le Caodaïsme, contre toute doctrine s'écartant des préceptes de
la pure religion bouddhique ". Elle tend à gagner également l'Annam, où Lê Van Trung charge un habitant
de Huê de lui fournir des renseignements sur l'état d'esprit de la population,
et projette d'installer une mission de propagande.
Quant à Lê Ba Trang, loin
de rester passif, il multiplie avis et circulaires, et diffuse maintes
publications, le tout flétrissant la conduite de son adversaire. Assisté de
Tuong et de Nguyên Phan Long, il effectue une démarche officielle auprès de
l'Administration, et demande au Gouverneur de l'aider dans son oeuvre de
redressement et d'assainissement en reconnaissant le Caodaïsme à son profit et
en autorisant la célébration du culte dans un certain nombre d'oratoires à sa
dévotion, dont il donne la liste ; il met en outre l'accent sur " certaines pratiques religieuses spirites
qui pourraient être dangereuses pour l'ordre et la tranquillité publiques
". A ces attaques, Trung
répond le 20 septembre en demandant aux mêmes autorités de prendre des mesures "
pour étouffer à temps les agissements de ces gens, fabricants d'armes
clandestins, sectateurs aux idées subversives dont l'activité n'a pu être
décelée et qui, à ce jour, ne s'est pas encore manifestée... ".
La justice elle-même
vient à être saisie. Trang porte plainte au Cambodge contre Lê van Bay pour
détournement de valeurs et de documents. Celui-ci, arrêté, se voit contraint de
les restituer. Une action semblable s'engage contre Lê van Trung et les griefs
se précisent. Le Parquet de Tây-Ninh " collectionne " les plaintes relatives à de nombreuses
revendications de dettes, à des détournements de salaires, à des escroqueries
sur les titres d'identité, à des ventes fictives de terrains. L'une de ces
plaintes reproche à Trung d'avoir commis un abus de confiance en revendant au
Saint-Siège, en 1931, les concessions Capifali et Espelette deux fois plus cher
qu'il ne les avait achetées aux intéressés l'année précédente. A la date du 3
septembre, on compte 70 plaintes ainsi formulées.
Survient la mort d'un
dignitaire à Tây-Ninh. Lê van Trung fait exposer sa dépouille dans la propre
demeure de Trang durant six jours. Poursuivi pour infraction à un arrêté sur la
santé publique, il est condamné, le 29 octobre, à 5 francs d'amende.
Ces pénibles évènements
approchent de leur dénouement. Le tribunal suprême constitué par décision du
Concile qui a voté l'indignité de Lê van
Trung prononce la déchéance de ce dernier et le démissionne d'office de
ses hautes fonctions. Il le somme de " remettre la direction de la religion
entre les mains du gardien des Lois Pham Công Tac, des cardinaux Tuong, Trang et
Tho et de l'archevêque Lâm thi Thanh, et d'aller se reposer le corps et
l'esprit ".
Tac, qui n'a jamais eu
une attitude très nette, entrevoit dans ces décisions l'éventualité d'un danger
nouveau pour le Pham-môn, son principal soutien. Alors, pour lui faire échec,
il accorde à Trung l'appui de ce groupement, dont les menaces diversement et
habilement proférées aboutissent à créer un climat d'insécurité. Les
adversaires du pape intérimaire déclaré indigne et déchu se sentent en réel
danger. Lê Ba Trang quitte définitivement Tây-Ninh, bientôt suivi par Nguyên
ngoc Tuong. Tous deux gagnent An-hôi, dans la province de Bên-tre, où ils vont
procéder à la fondation d'une nouvelle secte caodaïste.
Au Saint-Siège, Trung
reste donc le maître, et triomphe. Il y reçoit, en février 1934, la visite
d'une commission d'enquête ouvrière du Secours Rouge International, composé de
MM. Péri, député, Bruneau, secrétaire de la Fédération unitaire du textile et
Chaintron dit Barthel, rédacteur en chef du Journal La Défense.
Quelques jours auparavant, le 13 février, pour non paiement d'amendes
judiciaires, il a fait l'objet d'une contrainte par corps et, relâché après
paiement, il a renvoyé sa Légion d'Honneur au Président de la
République (22). Le calme retrouvé, il remet un peu
d'ordre autour de lui et complète la composition du Comité directeur de la
secte, en nommant de nouveaux dignitaires aux places devenues vacantes à la
suite du départ de ces adversaires Tuong et Trang.
Si la lutte est terminée,
il n'en demeure pas moins que celle-ci a fait beaucoup de mal à la religion, et
que le Saint-Siège se trouve dans une situation particulièrement critique. On a
vu plus haut le tableau désolé qu'il présente à l'époque (23).
Deux nouvelles condamnations interviennent le 28 mars : 200 francs d'amende à
Lê van Trung pour ouverture d'une école non autorisée et 100 francs d'amende à
Pham Công Tac pour exercice illégal de la médecine. Epuisé par les combats
qu'il a fallu mener, découragé par la misère et l'abandon qui règnent autour de
lui, miné par la maladie, Lê van Trung s'éteint le 8 novembre 1934.
Il reçoit à Tây-Ninh des
funérailles, en présence de plus de trente mille personnes venues assister aux
diverses cérémonies qui ne durent pas moins de trois jours.
Jean Dorsenne dans la
revue Gringoire (24) a donné de ces fastes la description
suivante, particulièrement vivante et colorée :
" ...de partout, en auto, en
charrette, en barque, hommes, femmes, enfants, se hâtaient vers le temple, avec
le turban blanc en signe de deuil.
Toute la nuit, la foule défile
devant le cercueil de forme hexagonale, puisque le corps y est assis dans la
position du Bouddha en extase. Le lendemain, à la tombée de la nuit, le
catafalque fut transporté du temple à la place de la " Fraternité
universelle ".
Quand le maître des cérémonies
eut fait ranger tout le monde autour de l'estrade, une extraordinaire rumeur
commença à s'élever. On eut dit le grondement lointain de la mer, traversé
soudain par des cris aigus et déchirants. C'étaient les prières des morts,
sorte de lamentation ronronnante et nostalgique, dominée brusquement par les
chants terriblement émouvants des femmes et des enfants.
Peu à peu, la place se vida ; des
étoiles clignotaient dans le ciel, un vent aigre faisait fumer les torches de
résine qu'on avait allumées, près du catafalque. Il ne resta plus, pour veiller
le Pape du Caodaïsme, qu'une trentaine de gaillards au visage de bronze
énigmatique : les membres d'une secte taoïstes, indifférents à la fatigue, au
froid et à la faim.
Le troisième jour, qui était le
jour véritable des obsèques, la foule était encore plus dense. Les costumes
blancs des Annamites en deuil alternaient avec les robes bleues des taoïstes,
rouges des confucianistes et jaunes d'or des bouddhistes.
Sous la lumière matinale, le
catafalque, surmonté de la fleur symbolique du lotus, attirait tous les
regards.
Brusquement, la musique annamite,
aux notes aigües et criardes, sembla éclater en sanglots. Les clarinettes
exprimaient toute la douleur de la foule. Madame Lê van Trung, soutenue par de
hauts dignitaires, s'avançait. La musique redoubla et, suivant le rythme des
instruments, huit desservants en costumes rouges, jaunes et bleus, se livrèrent
à une sorte de danse sacrée pour présenter l'alcool, l'encens et les fleurs qui
symbolisaient : " l'énergie, le souffle et les honneurs ".
Et voici les " lays ",
les salutations rituelles de tous les adeptes. Rien de plus archaïque, de plus
traditionnaliste... Mais, en Indochine, le modernisme fait excellent ménage
avec les antiquités.
Quel est donc ce petit disque qui
s'élève au-dessus de l'estrade où M. Tac, chef des médiums, et trois hauts
délégués ont pris place ?
Tout simplement, le micro...
Successivement, M. Tac et ses trois collègues célèbrent en phrases subtiles et
imagées les vertus du défunt et son éloge funèbre vole aussi sur les ondes, à
travers les plaines cochinchinoises, jusqu'au froid delta tonkinois(25).
C'est fini, le cercueil est
maintenant transporté au cerveau du sacerdoce. Le pape Lê van Trung n'est
plus...
Mais le Caodaïsme continue. Il
triomphe... "
Gustave Meillon
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