A -
ANNONCE ET NAISSANCE DU CAODAÏSME
Au cours des derniers mois de 1984, plusieurs
agences de presse ont fait état de nouvelles mesures jugées antireligieuses,
prises par les autorités de la République Socialiste du Viêt-nam. Plus
récemment, à l'occasion d'un retentissant procès dit d'espionnage et à l'issue
duquel cinq peines capitales, entre autres, ont été prononcées le 18 décembre,
d'aucuns n'ont pas manqué de souligner que les milieux caodaïstes se voyaient
durement touchés.
En effet, trois des cinq condamnés à mort
viennent d'être exécutés. Deux d'entre eux étaient caodaïstes : Lê Quôc Quân,
petit-fils de l'ancienne archevêque et ministre Trân Quang Vinh, lui-même mis à
mort en 1975,
et Hô Thai Bach, fils du cardinal Hô Tân Khoa, assigné à
résidence au Saint-Siège de Tây-ninh dès 1975 et dont personne n'a plus aucune
nouvelle depuis bien longtemps.
L'accent mis ainsi par l'actualité sur le
Caodaïsme ne peut manquer d'inciter quiconque s'intéressant aux affaires
vietnamiennes et, plus généralement, en Asie du Sud-Est, à vouloir mieux
connaître ce mouvement religieux qui, depuis plus d'un demi-siècle, joue un
rôle de premier plan dans la vie sociale vietnamienne.
I -
L'ANNONCE DU CAODAÏSME
1. LE MILIEU
Long chapelet de plaines
littorales enserrées de montagnes et que terminent, à chacune de ses
extrémités, deux immenses deltas, celui du Fleuve Rouge au nord, celui du
Mékong au sud, le Viêt-nam se situe au lieu de rencontre de deux grands courants
de la pensée humaine. Là, au cours des siècles, se sont fait face la
civilisation du monde chinois, venue du nord, et celle du monde indien, venue
du sud. Plus près de nous, à la suite de ce que l'on a coutume d'appeler "
les grandes découvertes ", puis à la faveur du fait colonial, là également
ont abouti le christianisme et les divers autres apports du monde occidental.
Ainsi doué d'un fond d'animisme et de naturisme qui lui était propre, le peuple
vietnamien s'est vu offrir une foule de croyances où son sens aigu de
l'observation n'alla pas sans discerner des éléments concordants.
Sans rien repousser de ce
qui pouvait concourir à son enrichissement intellectuel, chacun a admis
généreusement, soit pour lui-même, soit chez son voisin, toutes les idées, même
les plus contradictoires en apparence, l'ensemble concourant à donner à la
pensée religieuse vietnamienne cette impression de confusion, d'obscurité,
d'indécision et de manque de profondeur si déroutante pour les esprits
cartésiens. Mais par là se fait jour l'un des traits les plus caractéristiques
et les plus attachants du caractère vietnamien : la tolérance.
Un examen, même sommaire,
des diverses croyances composant le monde religieux vietnamien(1) dépasserait
largement le cadre de la présence étude. Il ne présenterait, d'ailleurs, rien
de bien original. Ce qui importe, par contre, au premier chef, c'est de savoir
que le Caodaïsme a tendu à faire de ces croyances un syncrétisme, assorti de
spiritisme occidental, et que ce mouvement, en l'espace de quelques années
seulement, au début du XXe siècle, a entraîné l'adhésion de masses populaires
considérables en Cochinchine et au Cambodge.
Pourquoi cette création ?
Comment expliquer cet enthousiame des foules ?
En puissance, certes, le Caodaïsme
existe déjà. Mais, contrairement à ce qui pourrait vernir à l'esprit, ses
promoteurs, loin de se recruter parmi l'élite traditionnelle et conservatrice
du pays, appartiennent tous à la nouvelle génération, celle que les
cirscontances ont nourrie de culture française.
Aux premières années de
notre siècle, la Cochinchine tourne déjà le dos au vieil Annam. Colonie
française, elle ressent intensément les effets d'une politique qui se veut
assimilatrice. Une profonde transformation s'opère dans tous les domaines, et
plus particulièrement dans celui de la pensée. Les jeunes se pressent dans les
écoles qui s'ouvrent ; ils se nourrissent de cet enseignement nouveau qui,
partout, se développe. Les vieux lettrés, bien sûr, se montrent réticents, mais
leur attachement aux tradictions ne les rend pas aveugles pour autant. Devant
eux, le monde change rapidement et toute tentative de barrer la route à ce
mouvement serait voué à l'échec. L'individu prend une nouvelle conscience de
lui-même, ici comme dans les autres régions de l'Asie, qui donne l'impression
de sortir d'un long sommeil.
Les événements du dehors
: guerre russo-japonaise, révolution chinoise, expansion du Japon sont autant
de faits qui, à l'intérieur, ne laissent personne indifférent. Dans le pays
grandit une nouvelle élite accueillant avec enthousiame les idées de progrès
venues surtout de France. Avec le développement des moyens de communication et
d'information, les campagnes, elles aussi, favorisées par une situation
économique relativement prospère, cessent de vivre repliées sur elles-mêmes, et
s'ouvrent à la révolution qui s'opère.
Cette révolution, nous la
voyons transformer le visage de la Cochinchine, avant de déferler bientôt sur
les autres pays de l'Union indochinoise. L'écriture traditionnelle - caractères
chinois et caractères viêtnamiens inspirés du chinois - cède en quelques années
la place au Quôc-ngu, écriture romanisée datant du XVIIe siècle, mais restée
jusqu'alors un instrument à l'usage exclusif des missionnaires catholiques(2).
Tous les genres littéraires, de même que les beaux-arts, se tournent vers des
conceptions nouvelles, inspirées plus ou moins largement de l'Occident. Dans le
domaine social, avec l'abandon du Code Gia-Long (3), nous assistons à
l'éclatement des cadres étroits qui constituaient la famille et le village, à
l'épanouissement progressif de l'individu pris comme tel. Au point de vue
économique triomphe le régime capitaliste ; coopératives et syndicats font leur
apparition ; de grosses fortunes se constituent et une classe de riches
propriétaires apparaît.
Tout ceci ne va pas sans
provoquer un profond déséquilibre, que reflètent d'ailleurs de nombreux
discours officiels et articles de presse, durant la période 1925-1930
notamment. L'activité des sociétés secrètes, les agissements du parti "
Jeune Annam ", autant de
symptômes d'une poussée nationaliste que le régime colonial ne permet pas de
satisfaire. Jehan Centrieux, dans la Dépêche Coloniale du 15 mai 1928, parle de
" l'évolution trop rapide de l'âme annamite " ; il condamne l'organisation de l'enseignement
nouveau en Indochine qui " ne s'est pas inspirée de l'esprit des
foules auxquelles cet enseignement est appliqué... L'Annam se meurt de ne
pouvoir plus regarder en arrière sans honte ; et de ne se sentir plus attaché
au passé que par les prémices de quelque vague remords... Les besoins que la
France a suscités en Indochine, comment les satisfaire ? ". Cette race... s'est trouvée ainsi
contrainte de se chercher des compensations : elle les a rencontrées dans le
domaine le plus accessible à sa forme spirituelle, c'est-à-dire dans le
fantastique.
"
De là vient que le Caodaïsme a bénéficié, dès son apparition, des larges
facultés d'enthousiame du peuple vietnamien, et qu'il a joui d'une vogue
immense, en Annam d'abord, ensuite au Cambodge. "
Une partie de l'élite
intellectuelle formée dans les écoles française n'a pas manqué de s'intéresser
aux théories philosophiques venues de l'Occident, et tout particulièrement au
positivisme d'Auguste Comte. La floraison d'ouvrages spirites qui, dès le début
du siècle, ont garni les rayons des librairies cochinchinoises, a par ailleurs
apporté à cette élite la révélation du spiritisme occidental, particulièrement
celui de l'école d'Allan Kardec, d'autant plus acceptable qu'il admet la
théorie de la métempsycose.
Le spiritisme d'origine
chinoise(4) n'est certes pas inconnu au Viêt-nam : dans les temples taoïstes
ont toujours lieu, depuis des siècles, des séances d'évocation des "
Immortels ", les
communications étant réalisées ou bien par écriture automatique, après hypnose
de l'officiant, ou bien par le truchement du Co', instrument composé d'une
corbeille cylindrique en osier, munie d'un manche en bois précieux terminé par
une tête de phénix.
Eux aussi, ceux que l'on
appelle les vieux lettrés, beaucoup plus par dilettantisme que dans un but
religieux, invoquent encore les génies, les grands philosophes, les héros et
les littérateurs : l'un des assistants recueille leurs messages fréquemment
sous la forme de poèmes, qui prennent la valeur d'oracles précieux. Mais avec
l'abandon d'une étude systématique des caractères chinois, la coutume tend à
disparaître, et ne se rencontre plus guère, en Cochinchine, qu'à Cân-Tho' et
Hà-Tiên. Il s'agit donc là de pratiques à l'état décadent, comme l'était le
culte des " Tam-Phu ",
c'est-à-dire des " Trois-Mondes " (5).
La rencontre des deux
courants spirites - chinois et occidental - provoque, par contre, un véritable
engouement pour de telles pratiques. L'essor indochinois de Cao Van Chanh
devient, un moment, une revue spirite. Nguyen Phan Long, adepte fervent de la
première heure, consacre au spiritisme de longs articles dans L'écho Annamite
où l'on trouve, à partir de 1922, de fréquentes citations et de substanciels
extraits de revues spirites françaises. Ces citations, très lues, font l'objet
d'abondants commentaires. Ainsi, jusqu'en 1927, le journal ouvrira largement
ses colonnes à ce que dit la presse métropolitaine sur l'au-delà et les
activités médiumniques.
A Saigon, puis aux
alentours, des cercles spirites se fondent, où paraissent des Français : Dejean
de la Batie, Latapie, Monet, Vidal(6) entre autres. En 1924 et 1925, une vague
de spiritisme déferle sur tout le territoire de la Cochinchine. Des relations
se nouent avec divers groupements du même genre à l'étranger, Europe et
Etats-Unis d'Amérique notamment.
C'est à ce moment-là
précisément qu'apparaît au grand jour le Caodaïsme, dont le spiritisme n'est
qu'un des moyens d'action. Son supérieur l'expliquera lui-même en 1938, dans
une lettre au directeur du journal La Vérité publié à Phnom-Penh :
"
... Un groupe d'intellectuels se formait pour rechercher la possibilité de
mettre en accord les deux civilisations, l'orientale et l'occidentale. "
"
Ils ont essayé en ce cas de rapprocher les deux philosophies : la chrétienne et
la confucéenne. La tentative est tellement encourageante du fait de la haute
moralité des grands penseurs qu'elle converge toujours vers le Bien et vers le
Beau. Il existe donc un endroit où les idées peuvent se rencontrer, donc les
pensées peuvent s'unifier. Sachant cela, ce groupe d'intellectuels annamites se
mettait en devoir de préparer un terrain d'entente. Ils commençaient très
modestement d'abord à faire une comparaison des deux philosophies tout en
cherchant un intermédiaire. Ils ont eu la satisfaction de voir les grandes
idées ne pas s'éloigner des penseurs de la race humaine. La morale est unique,
ce n'est que la pratique qui diffère. C'est ici pour eux un obstacle ou un
accroc. La force d'action n'est pas à la portée des vulgaires humains comme eux
: il est au-dessus de leur entendement. Un tout petit mouvement d'arrêt se
faisant dans le mouvement caodaïste. Ces intellectuels cherchent une voie :
l'unité de foi et de pratique de toutes les religions. "
"
Un de leurs amis est venu de France en la personne du capitaine Monet. Il est
spirite. Il s'intéressait aux recherches de ces intellectuels, mais l'entente
dans la pratique de toutes les fois religieuses lui échappe aussi. Il conseille
à ses derniers de consulter les Esprits. C'est pour vous dire qu'ils ont eu
recours à l'aide de l'Au-Delà pour conjurer les difficultés. La première
consultation spirite donnée par les Esprits, sous forme de conseil, leur donne
la clé de l'énigme... "
Et tandis que les cercles
spirites de Saigon et des environs, sans aucun lien entre eux, recueillent
divers messages, Ngô Van Chiêu, délégué administratif de Phu-Quôc, isolé sur
son île dans le Golfe du Siam, entre en communication avec un Esprit Supérieur
déclarant se nommer " Cao-Dài ".
Cette expression n'est
pas nouvelle. On la rencontre dans divers ouvrages bouddhiques, taoïstes et
même littéraires (7). Elle a le sens de "
Temple élevé " ou "
Haute Tour ", allégorie
symbolisant le " Palais Suprême ", le " Nirvana ", le " Séjour des Immortels ", le " Paradis ". Cao-Dài est, par extension, "
Celui qui demeure dans le Temple élevé ", le " Très-Haut ",
et le caodaïsme n'est autre que la sainte doctrine prêchée depuis le Temple
élevé. Phan Truong Manh, directeur de la Revue Caodaïque ( Cao-Dài Giao-Ly ),
membre du cénacle Chiêu-Minh, dira :
"
Cao-Dài désigne le Palais Suprême situé au zénith de l'Empyrée ; c'est là que
trône Dieu, entouré de sa cour comprenant les hautes entités de la dynastie
spirituelle ; c'est de là aussi que Dieu envoie vers l'Humanité ses fluides
bénéfiques, source d'inspirations... "
2 . LES
PROPHETIES
Avant 1926, ainsi que
nous l'apprennent les textes caodaïstes, les Esprits supérieurs ont "
préparé le terrain ", et
plusieurs citations sont reprises comme ayant annoncé l'avèvement de la
religion nouvelle.
Les premières de celles-ci se trouvent dans
les enseignements de Mao-Tseu, l'un des disciples de Lao-Tseu. Aux moines qui
l'écoutaient, cinq siècles avant notre ère, Mao-Tseu aurait dit, si l'on en
croit la " Bible taoïque de la Pureté et de la Quiétude ".
"
leur vie religieuse accomplie, leur karma expiré, les Elus participeront sous
l'égide du Maître Suprême à une troisième évangélisation mondiale. "
Cette idée d'une
troisième évangélisation du monde, nous la retrouvons bientôt dans la dénomination
du Caodaïsme, laquelle se retrouve aussi bien sur les frontispices des
oratoires qu'en tête de la plupart des documents officiels de la secte : "
Dai-Dao Tam-Ky Phô-Dô "
ou, en français " Grande Religion du Troisième Salut
Officiel ", communément appelée
par ses adeptes " Troisième amnestie de Dieu ".
Les explications données
de cette expression ne concordent pas toujours exactement. La brochure Le
Caodaïsme éditée par le Saint-Siège de
Tây-ninh nous apprend que les deux premières amnisties, ou révélations de Dieu,
ont eu lieu, l'une en Occident avec Moïse et Jésus-Christ (8),
l'autre en Orient avec Lao-Tseu et Cakya-Mouni. Mais le Bao-Dao ( "Conservateur de la Foi " ayant rang de cardinal ) Ho Tân Khoa, membre du
Corps législatif, donc spécialement compétent en la matière, donne de ces deux
révélations un commentaire sensiblement différent. Pour lui, au cours de la
première amnistie, Dieu lui-même s'est révélé aux hommes de manières directes,
mais " sous diverses formes impersonnelles ", s'adressant ainsi à Abraham, à Moïse, dictant
ou inspirant les Védas et divers autres livres sacrés en Chine, en Inde, en
Egypte et en Perse. Puis, durant la seconde, Dieu a eu recours à des prophètes
et à des hommes inspirés dont les plus notoires sont Bouddha, Confucius,
Lao-Tseu, Jésus-Christ et Mahomet.
Quant à la troisième révélation, " au lieu
de venir, comme pour les deux premières..., sous une forme humaine, Dieu,
adoptant son enseignement au progrès de l'esprit humain, plus affiné
qu'autrefois, s'est aujourd'hui manifesté par voie de médiumnité, ne voulant
accorder à aucun mortel, fût-il sage ou un initié, le privilège de se poser en
fondateur du caodaïsme. C'est ce qui constitue le caractère d'universalité de
ce dernier. En effet, toute religion soumise à l'autorité d'un fondateur divin
a été reconnue impropre à devenir universelle, car ses adeptes, attachés à la
personnalité de ce fondateur, se refusaient à accepter les vérités proclamées
par d'autres fois religieuses à l'égard desquelles ils témoignaient une
intolérance parfois regrettable "(9). Ainsi donc Dieu s'est révélé aux
hommes par la voie du spiritisme(10). Mais on ne peut s'empêcher de penser à ce
qu'écrivait Allan Kardec :
"
Moïse a révélé aux hommes la connaissance d'un Dieu unique, souverain maître et
créateur, il a promulgué la loi du Sinaï. Prenant de l'ancienne loi ce qui
était éternel et divin. Le Christ y a ajouté la révélation de la vie future
dont Moïse n'avait pas parlé, et après celle de Dieu qui veut être craint,
celle de Dieu qui veut être aimé. Le spiritisme enfin, prenant son point de
départ dans les paraboles du Christ comme le Christ le sien dans Moïse, éclaire
l'idée vague de la vie future, par la description du monde invisible qui nous
entoure. " (11)
Ceci nous rapproche
étrangement de ce que dit en juillet 1960 la leçon n° 1 consacrée à
l'enseignement des trois amnisties au Lê-Sanh, dignitaire mineur recruté parmi
les adeptes vertueux. Il y est précisé que la première de celle-ci a eu lieu en
Chine dès la plus haute antiquité ; que la seconde découle des enseignements de
Laotius et de Confucius en Chine, de Cakya-Mouni en Inde et de Jésus-Christ en
Palestine ; que pour la troisième enfin, Dieu a eu recours à la corbeille à bec
pour promouvoir le Caodaïsme, religion destinée à assurer le salut de
l'humanité. Ce salut interviendra par la fusion des préceptes du Bouddhisme,
Confucianisme et du Taoïsme, les trois doctrines choisies par le Très-Haut
comme les plus représentatives de la pensée des humains en Extrême-Orient, mais
auquels viendront s'ajouter ceux, d'ailleurs concordants en beaucoup de points,
des autres religions du monde.
Sans plus de précision,
quelques écrits du Saint-Siège rapportent qu'un ouvrage dit bouddhique, le Van
Phap Qui Tong ( Les dix mille lois de l'Univers convergent à la Source Unique )
renferme la phrase annonciatrice suivante :
Cao Dài Tiên But Tho
Van Tu
( Dieu, de son Palais Suprême, communiquera avec les hommes en leur dictant
des messages)
Les autres sources
bouddhiques ne sont pas davantage explicites. Certes, un message divin
recueilli en 1926 recommande la consultation du livre intitulé Phât-Tông
Nguyên-Ly ( Principes fondamentaux du bouddhisme ) où il était précisé que
Cakya-Mouni a annoncé l'avènement du Bouddha Suprême ayant pour mission de
consoler, régénérer et sauver l'humanité. Des Caodaïstes ont cru voir ce
sauveur en la personne de Maïtreya, en vietnamien Di-Lac. Mais, jusqu'ici, cet
ouvrage n'a pu être retrouvé nulle part.
Les Evangiles et les
actes des Apôtres fournissent à la Troisième Révélation une ample moisson de
prophéties.
Ainsi ( Saint Jean chap.
XIV, versets 15 et 25 ) :
"
Si vous m'aimez, vous observerez mes commandements. Et moi je prierai le Père,
et il vous donnera un autre consolateur(12) pour qu'il demeure éternellement
avec vous. C'est l'Esprit de Vérité, que le monde ne peut recevoir parce qu'il
ne le voit et ne le connaît pas. Mais vous, sachez qu'il demeure avec vous et
sera en vous . Mais le Consolateur, l'Esprit-Saint, que le Père enverra en mon
nom, vous enseignera toutes choses et vous remettra en mémoire tout ce que je
vous ai dit. " (13)
Les Actes des Apôtres (
chap. II, verset 17 ) font dire au Seigneur :
"
Dans les jours ultimes, je répandrai de Mon Esprit sur tout être vivant : vos
fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des visions et vos
vieillards auront des songes. Oui, en ces jours-là, je répandrai de mon Esprit
sur mes serviteurs et mes servantes, et ils prophétiseront. " (14)
Ainsi, le caodaïsme sera
la doctrine universelle enseignée par l'Esprit de Vérité qui se trouve à la
fois en nous et autour de nous. Les caodaïstes seront les moutons qui
écouteront la voix du Seigneur(15) :
"
J'ai d'autres moutons encore qui ne sont pas de cette bergerie, il faut que je
les amène ; ils entendront ma voix, et il y aura un seul troupeau, un seul
berger ". ( Evangile
selon Saint Jean, X, 16 ).
Aussi le consolateur
annoncé fera régner en ce monde la fraternité universelle entre tous les
hommes, enfants du même Père, le Dieu unique.
Certes, il se peut que
nous éprouvions quelques doutes, que nous ne saisissions pas exactement la
portée de toutes ces paroles. Les fondateurs de la religion nouvelle se
rapportent alors encore aux paroles du Christ (16) :
"
Le Consolateur, l'Esprit-Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera
toutes choses, et vous remettra en mémoire tout ce que je vous ai dit. " ( Saint Jean, XIV, 26 ).
"
J'ai encore bien des choses à vous dire ; mais elles ne sont pas à votre portée
maintenant. Quand le Consolateur, l'Esprit de Vérité, sera venu, il vous mènera
vers la vérité tout entière. " ( Saint Jean, XVI, 12 et 13 ).
De Chine, à une époque
plus récente, des messages de l'Au-Delà sont censés annoncer la naissance d'une
nouvelle religion. Ainsi, en 1644, les Ts'ing ( Mandchous ) ont renversé les
Ming. Par fidélité envers la dynastie chassée du pouvoir, et pour éviter de
servir les nouveaux maîtres, les mandarins se sont retirés sur la montagne qui
donnera le nom à leur secte : Buu-Son Ky-Huong ( le remarquable parfum de la
précieuse montagne ). Là, des lettrés évoquent les immortels et reçoivent de
l'un d'eux, sous la forme d'un poème, l'annonce d'une croyance devant
apparaître dans un pays du Sud. Nous retiendrons de ce poème les deux derniers
vers :
"
Cao nhu bac khuyet nhon chiêm nguong,
Dài
tai nam phuong dao thông truyên. "
( Haut comme
l'étoile polaire vers laquelle s'élèvent les regards humains,
Un Temple au Sud fera rayonner une foi nouvelle
).
Notons, au passage,
l'expression Cao-Dài formée par les mots situés au début de chacun des deux
vers, expression que l'on retrouve dans un recueil d'oracles attribués à Quan-Thanh
Dê-Quân(17) et intitulé Minh-Thanh-Kinh Linh Sâm ( Livre Saint et Brillant
d'oracles merveilleux ).
Mang Huu Cao-Dài Minh Nguyêt Chiêu
( Du Palais suprême, une nouvelle foi
resplendira, telle la pleine lune. )
Les promoteurs du caodaïsme
citent également diverses autres prophéties du même genre, mais plus proches de
nous dans le temps. C'est ainsi qu'ils font appel aux conseils adressés par les
Esprits à un groupe d'étudiants de la province chinoise de Fou-Kiên, et groupés
dans l'ouvrage intitulé: Au Hoc Tam Nguyên ( Guide de la jeunesse dans
la recherche de la vérité ). Ils ont trouvé dans le Giac Mê Ca(18) ( recueil de
chants destinés à réveiller, sortir de l'aveuglement la conscience ) plusieurs
vers où il fait allusion à la corbeille à bec des Caodaïstes, - "
flûte sans trous ", "
guitare sans cordes " -,
et à une nouvelle révélation du Tout-Puissant :
"
Dich không lô, co duyên moi gap
Don
không dây vô phuoc kho nghe. "
( La flûte sans trous n'est connue que par les
élus,
La guitare sans cordes n'est pas audible par
les impies )
"
Huu duyên moi gap Tam-Ky phô dô,
Muôn
doi con tu phu nên danh. "
( Les élus seuls connaîtrons la Troisième
Révélation,
A jamais, leurs noms figureront dans les écrits
célestes. ) (19)
Ils rapportent enfin
nombre de messages spirites recueillis durant les années 1923 et 1924 tant en
Chine qu'au Sud-Viêt-nam(20). Les recommandations reçues le 30 juillet 1923
sont particulièrement suggestives :
"
Tâchez de vous initier au Dao ( Tao ) pour n'avoir pas à le regretter. Il est
donné rarement aux humains d'en trouver l'occasion, car le Dao est une chose
très précieuse, et rien au monde ne peut lui être comparé. Vous avez le bonheur
et la bonne fortune de voir le Dao apparaître pour la troisième fois. Si vous
en jouissez avec les autres, c'est que vous y êtes prédestinés. C'est par une
grâce du Destin que le don de la Troisième Amnistie de Dieu... vous échoit en
partage. Des esprits supérieurs sont venus en mission ici-bas pour le sauvetage
des âmes prédestinées. Vous êtes de celles-là. Il dépend donc de votre foi
agissante d'obtenir le succès. "
Le "
Pinceau des Fées " ne va
plus guère tarder à provoquer la réalisation de toutes ces prophéties. En
recommandant aux groupes spirites d'entrer en contact les uns avec les autres,
en guidant surtout les néophytes auprès de Ngô Van Chiêu, il va faire jaillir
l'étincelle d'où naîtra le Caodaïsme, cette " Troisième Amnistie de Dieu
".
II -
NAISSANCE DU CAODAÏSME
1. LE
" FONDATEUR " NGÔ VAN CHIÊU
Dans le quartier populeux
de Binh-tây, à l'ouest de la vaste agglomération de Saigon - Cho-lon, se dresse
un temple construit en 1873, dédié au culte de Quan-Dê, le Mars chinois,
divinité du pathéon taoïste (21). Aux environs de 1880, derrière cet
édifice, une très modeste demeure abrite une famille Ngô, dont l'existence se
déroule dans l'humilité et le dénouement. C'est là que le 7ème jour du premier
mois de l'année du Tigre, Mâu-Dân, ( 28 février 1878 ), vient au monde un
enfant de sexe masculin, qui reçoit le nom personnel de Chiêu. Ainsi naît Ngô
Van Chiêu.
Bien des détails de
l'existence de cet homme auraient rapidement sombré dans l'oubli s'ils
n'avaient, par la suite, été recueillis pour illustrer le rôle extraordinaire
joué par lui dans l'histoire de la pensée vietnamienne durant le deuxième quart
du XXème siècle. Cependant, malgré la proximité des faits, malgré les
témoignages que l'on peut encore solliciter de nos jours, la légende s'est déjà
emparée du personnage, au point que l'on n'arrive pas tourjours à cerner
exactement la vérité. C'est là, en Extrême-Orient sans doute plus qu'ailleurs,
pratique courante : ceux que la destinée a voulu élever au-dessus du commun
manifestent toujours, dès leur plus tendre enfance, certains traits hors-série.
Du côté paternel, Ngô Van
Chiêu descend d'un mandarin de la cour de Huê ayant le grade de Thi-Lang,
conseiller ou second assesseur dans un ministère. Les troubles qui agitent le
pays entre 1851 et 1866 amènent la famille à s'établir provisoirement au Sud, à
Hoa-Hung, dans la banlieue de Saigon Ngô Van Huân, son père, épouse Lâm Thi
Qui, originaire de Binh-tây, où naît précisément leur unique enfant.
Cet enfant ne supporte
pas le lait maternel. On doit le nourrir avec de l'eau de riz sucrée, puis avec
de la bouillie de riz. Si l'on en croit certains écrits, il a trois ans lorsque
meurt son père, et sa mère, matériellement incapable de l'élever, le confie à
sa propre belle-soeur, Ngô Thi Dây, mariée à un médicastre chinois installé à
My-tho, chef-lieu de province situé à soixante kilomètres environ à l'Ouest de
Saigon Pour d'autres, les parents ayant trouvé une situation, se rendent à
Hà-nôi, et confient l'enfant, alors âgé de six ans, à leur famille de My-tho, qui
se trouve dans une situation aisée et qui accepte de l'élever (22).
Séparé des siens, Chiêu
mène une existence difficile, exempte de beaucoup d'affection. Comme la plupart
des petits viêtnamiens, il témoigne d'un grand désir de s'instruire et
manifeste une vive intelligence. Sa seule fugue - il fait, pendant deux jours,
l'école buissonnière - se solde par une correction exemplaire, à la suite de
laquelle il ne commettra plus aucune autre incartade.
Une connaissance de son
père, le préfet Sung, est en service aux bureaux administratifs de la province.
A douze ans, le jeune garçon s'enhardit jusqu'à la demeure de ce haut
fonctionnaire qui, intéressé, lui fait rédiger une demande d'admission comme
élève interne boursier au collège de My-tho(23) et le présente à cet effet au
chef de province. La démarche est couronnée de succès. Chiêu va désormais y
poursuivre ses études, d'abord dans le cycle primaire, ensuite dans le cycle
complémentaire. Il les terminera au lycée Chasseloup-Laubat, à Saigon (24),
et obtiendra à 21 ans le diplôme d'études complémentaires franco-indigène,
titre fort apprécié et très honorable pour l'époque, sensiblement comparable au
baccalauréat.
Un tel succès ouvre
toutes grandes les portes de l'administration. Ngô Van Chiêu est recruté en
qualité de secrétaire du gouvernement et affecté, le 23 mars 1899, au service
de l'Immigration de Cochinchine(25), où il sert jusqu'au 31 décembre 1902.
Ainsi commence une carrière dont on a écrit qu'elle fut "
sans éclat ", et que la "
bonne volonté " en "
faisait tout le mérite "
: jugement sévère, voire quelque peu injuste, car le nouveau fonctionnaire
parviendra jusqu'au grade de Phu, - préfet -, et assurera les fonctions de
délégué administratif, fort recherchées naguère encore par bon nombre de jeunes
administrateurs français.
A vrai dire, il s'agit
d'un homme qui, toute sa vie durant, se conduira en sage, compatissant envers
quiconque, ne manifestant jamais la moindre ambition. Ceux qui l'ont bien connu
ont longuement dit de lui qu'il était doux de caractère et humble de coeur. Du
cadre de sa naissance et du milieu de son enfant, il a hérité une vénération
particulière pour Quan-Dê auquel, dans sa propre demeure, il dresse un autel et
rend un culte. A My-tho, sa tante lui avait raconté les légendes merveilleuses
de la Chine antique, les existences étonnantes de génies puissants, les
aventures extraordinaires d'immortels bienfaisants. Il a meublé son esprit de
tout ce monde surnaturel, avec lequel il ne cessera de vivre, et on le
surprendra maintes fois fascinant de jeunes auditoires par ses récits de
l'au-delà, envers lesquels il témoignera toujours d'un profond respect, et qui
ne pouvaient que le porter à la rêverie.
Ngô Van Chiêu nous donne l'impression
de n'avoir jamais voulu forcer le destin. Des études honorables lui ont permis
de figurer parmi l'élite intellectuelle de son pays et d'accéder à des
fonctions d'autorité dont il usera pour faire le bien. Car il sera toute sa vie
un homme de bien. En faveur de sa famille, d'abord. Il fait revenir ses parents
de Hà-nôi. Son père, en compagnie d'une concubine, s'installe ruelle Chaigneau
( plus tard, Tôn Thât Dàm ), derrière le siège de la congrégation chinoise de
Triêu-Châu. Il se montre toujours très attentionné envers sa mère, qu'il
soignera avec le plus grand dévouement quand elle sera malade. Pour les aider,
ses ressources demeurant insuffisantes, il donne, après ses heures de travail,
des leçons de français à quelques Chinois.
Le bienfaiteur de ses
jeunes années, le préfet Sung, se propose de lui donner une de ses filles en
mariage. Certes, accepter serait manifester sa reconnaissance. Mais Chiêu
hésite, d'autant plus que sa tante, par des conseils pratiques, le confirme
dans son attitude de discrétion : mieux vaut pour lui épouser une jeune fille
de condition modeste, habituée à la pauvreté, capable de supporter sans trop se
plaindre des conditions de vie difficiles et, au besoin, de travailler pour
faire vivre sa famille. C'est ainsi qu'il cherchera d'autres moyens de payer sa
dette de reconnaissance envers le préfet Sung, et qu'il épouse une humble
commerçante installée au marché de My-tho, Bùi Thi Thân, originaire du village
de Thanh-tri(26).
Un événement d'importance
survient en l'année 1902. Répondant à l'invitation d'amis, le jeune
fonctionnaire se rend à Thu-dâu-môt : là, soucieux de la longévité de sa mère,
il se propose de participer à un culte taoïste et d'interroger les esprits
quant à l'avenir. Il assiste donc - sans doute pour la première fois de son
existence - à une séance de spiritisme, dont il reçoit en quelque sorte la
révélation. Un de ses collègues de l'administration, exerçant les fonctions de
facteur de postes, préside la cérémonie. Stupéfait, Chiêu se voit interpellé
par un " Esprit Supérieur " qui, s'étant manifesté, lui demande de progresser dans la voie de la vertu
et d'approfondir sa connaissance de Dieu. Des caodaïstes découvriront plus tard
dans cette invitation l'annonce de la mission qui lui sera plus tard confiée.
Une telle annonce fut-elle faite en des termes moins voilés ? D'aucuns le
prétendent, mais rien ne permet de l'affirmer.
L'étincelle, en tout cas,
a jailli. Le néophyte, plus encore qu'auparavant, prend une part active à
divers cultes rattachés au taoïsme. Il se plonge dans la lecture d'ouvrages de
doctrine et de recueils de prières, notamment le Dao-Duc-Kinh, véritable bible
du taoïsme(27), le Kinh Xam, message transmis par Quan-Thanh Dê-Quân, conservé
dans les temples qui lui sont dédiés, et les Thuong-Tâu Cao-Dài, ou prières au
Très-Haut. Avec une foule d'autres écrits moins notables, il dévore les oeuvres
consacrées au spiritisme et plus spécialement ceux d'Allan Kardec, qui croyait
lui aussi à la réincarnation, idée chère à l'Extrême-Orient. Entre-temps, il
prend part à de nouvelles séances d'évocation des Esprits ; il les évoque
lui-même et acquiert une expérience fort notable en la matière.
Depuis le 1er janvier
1903, il sert dans les bureaux du gouvernement de la Cochinchine, s'élevant peu
à peu en grade, continuant à mener une existence modeste, faisant le bien
autour de lui. Il y reste jusqu'au 30 avril 1909 et, le lendemain 1er mai, il
prend son nouveau service au bureau financier du chef-lieu de la province de
Tân-an. Là, après ses heures de travail, il continue à s'instruire et,
périodiquement, consulte les Esprits, pour en recevoir conseils et
encouragements, certes, mais aussi, nous dit-on, pour en obtenir des
prescriptions médicales et opérer des guérisons. Parmi ses amis d'alors, qui
opèrent avec lui, il convient de citer Doan Van Kim, Lê Kiên Tho, officiant en
qualité de médium, Trân Phong Sac, et Nguyen Van Van, que l'on retrouvera en
1962, au Saint-Siège de My-tho, avec la dignité de Dâu-Su, équivalant à celle
de cardinal.
Parfois, les séances ont
lieu à son propre domicile, le 15ème jour du mois lunaire. Il aime déjà s'y
entourer de jeunes garçons, " car leur âme est encore pure " ;
ceux-ci, après une toilette de purification, correctement vêtus, récitent des
prières pour créer un climat favorable aux communications avec l'au-delà. C'est
encore avec ses amis et de jeunes garçons qu'il affectionne, les nuits de
pleine lune, aller se promener en barque sur le fleuve et, là, ils déclament
des vers. Le dimanche, il aime se rendre à la pagode et s'entretenir avec le
supérieur ; il fréquente surtout celle de Thây Tinh et parfois de Binh-lâp.
Deux fois par mois, il pratique le jeûne. Comment ne pas parler d'une vie de
haute sagesse ?
D'autres groupes spirites
fonctionnent. Au cercle Hiêp-Minh de Cai-khê, un quartier du chef-lieu de la
province de Cân-tho, Chiêu va, à la fin de 1917, solliciter une ordonnance
médicale pour soigner sa mère gravement malade. Il y rencontre, entre autres,
le conseiller provincial Vo Van Thom et son épouse, fervents spirites. La santé
de sa mère laissant à nouveau à désirer en 1919, il y reviendra une seconde
fois, mais les messages reçus ne lui laisseront aucun espoir. Alors, désireux,
malgré tout, d'obtenir une nouvelle médication, il se rendra au cercle
Minh-Thiên de Thu-dâu-môt, où l'esprit de Quan-Thanh lui aprend que "
le jardin aux médicaments se Bouddha a été anéanti ". Et sa mère mourra à la fin de 1919.
Entre-temps, dans sa résidence
de Tân-an, il a poursuivi son activité spirite. Mais au début de 1920, certains
messages ne manquent pas d'étonner, car ils recommandent de procéder à une
révision de la pratique des invocations et à la formation de nouveaux médiums.
Un Esprit se révèle sous ce nom inconnu : Cao-Dài Tiên-Ông, qui, un jour,
invite le médium Trân Phong Sac à corriger l'un des deux vers recueillis. Ce
dernier, fin lettré, s'étonne et manifeste quelque réticence. L'esprit ordonne
à Chiêu d'effectuer la correction demandée, et tout rentre dans l'ordre. Mais
Sac renoncera désormais à officier comme médium. Quant au nom de l'Esprit, s'il
reste incompris des membres du groupe, il ne fait pas de doute, pour Chiêu,
qu'il se rapporte au Très-Haut, le seul pouvant se permettre, selon lui,
d'ordonner la correction d'un message.
Ngô Van Chiêu a été très
affecté par le décès de sa mère, pour laquelle il nourrissait une profonde
vénération. Son désir de retraite devenant plus vif, il sollicite un poste
reculé. Il obtient satisfaction et part pour Hà-tiên, petite province à
l'extrême-Ouest de la Cochinchine, près de la frontière du Cambodge. Du 1er
mars au 25 octobre 1920, il travaille dans les bureaux du chef-lieu, pour être
muté ensuite à Phu-quôc(28) en qualité de délégué administratif de l'île,
fonction qu'il conservera jusqu'au 29 juillet 1924.
Ce séjour à Hà-tiên, loin
du monde, va se révéler d'une importance capitale. Au chef-lieu même, quelques
adeptes du spiritisme existent déjà(29), mais il ne semble pas que, jusque là,
leurs efforts en la matière aient été vraiment couronnés de succès. Ngô Van
Chiêu se joint à eux et, son expérience aidant, les Esprits se manifestent
régulièrement, alors qu'auparavant les 4/5 au moins des séances se soldaient
par des échecs.
Tout près de la ville se
trouve Thach-dong, une petite colline calcaire qui s'élève, telle un pain de
sucre, au-dessus de la plaine. Une grotte, à l'intérieur, comporte plusieurs
salles affectées au culte de Bouddha et des Immortels. Chiêu s'y rend souvent
pour prier, et une Immortelle, du nom de Ngô Kim Liên, se révèle à lui par deux
fois, pour lui recommander, en deux quatrains, de perséverer dans la pratique
ascétique.
Mais c'est surtout le
séjour à Phu-quôc qui va être déterminant. Isolée en pleine mer, l'île mène une
existence tranquille et sans histoire. Groupés dans de petits villages côtiers,
ses six mille habitants vivent, pour la plupart, des ressources de la mer. Son "
administrateur " assure
avec conscience les fonctions qui lui ont été confiées, fonctions relativement
peu absorbantes, au demeurant, et qui lui laissent d'assez nombreuses heures de
loisirs.
Chiêu fait-il toujours
beaucoup de lectures ? A en croire les témoignages recueillis, cela semble peu
probable. Il a déjà tellement lu que de bien rares écrits lui apportent du
nouveau. Dès lors, il passe de longs moments à méditer. Une colline domine le
village de Duong-dông, où se trouvent ses bureaux et sa résidence. Il s'y rend
fréquemment. Du sommet, tournant le dos aux forêts qui recouvrent l'île, il
porte ses yeux sur l'immensité de l'océan. Il demeure silencieux ; il
réfléchit, il prie, car aucune religion ne parvient à satisfaire sa soif de
spiritualité. Puis, le soir venu, au moment jugé favorable, il renoue son
dialogue avec l'Au-delà.
Il n'a que quelques pas à
faire pour entrer dans la pagode Quan-Âm-Tu. Plusieurs de ses collaborateurs
l'y attendent, en compagnie de quelques femmes et de jeunes garçons de douze à
quinze ans, jugés particulièrement réceptifs et formés comme médiums. Les
séances de spiritisme connaissent le même succès que naguère, à Hà-tiên, et
soulèvent le même étonnement admiratif parmi les adeptes. Un Esprit se
manifeste volontiers, prodiguant force conseils de portée morale : ne pas se
décourager dans la recherche de la vérité ; mener une existence de plus en plus
détachée des réalités de ce monde ; s'élever sur le chemin de la sainteté.
Cet Esprit lui recommande aussi l'abandon des prières du Kinh Minh-Thanh (30)
et une pratique progressive du jeûne devant atteindre dix jours par mois. Tout
en conservant son anonymat, il lui apprend qu'il entend en faire son disciple,
et qu'il lui enseignera la religion à suivre. Chiêu, comme précédemment à
Tân-an, pense que seul le Très-Haut, l'empereur de Jade, peut se révéler de la
sorte.
Mais comment concilier de
telles pratiques avec ses fonctions ? Un jeûne prolongé ne risque-t-il pas
d'ébranler sa santé ? Le délégué administratif de l'île hésite encore à s'exécuter
quand, le 1er jour de l'an Tân-Dâu, c'est-à-dire le 8 février 1921, le même
Esprit lui ordonne un jeûne prolongé de trois années. Faisant preuve de
soumission, et toute hésitation cessante, il s'exécute. Plus tard, en souvenir
de cet événement, des adeptes du caodaïsme verront dans cette date le premier
jour de leur religion.
Les pratiques spirites se
poursuivent et finissent au bout d'un peu plus de six mois par inquiéter les
responsables de la pagode, qui les jugent peu compatibles avec le culte à
rendre à Bouddha. Pour en finir, un de ceux-ci, Dô Van Dô, en arrive à refuser
l'accès du santuaire(31). Il faut donc trouver un autre lieu de réunion. Par
bonheur, au pied de la même colline, à moins de cinq cents mètres de la
première, se trouve une autre petite pagode, dénommée Sung-Hung-Tu, dont le
Supérieur, plus conciliant, accepte de mettre à la disposition de Ngô Van Chiêu
un local attenant. C'est là que, désormais, auront lieu des séances.
Il semble bien que
commence ici une nouvelle période dans l'histoire du caodaïsme. L'activité
spirite se fait plus intense et les messages reçus plus nombreux, enseignant
peu à peu à Ngô Van Chiêu les éléments de la religion.
Une question particulière
se pose, qui inquiète celui-ci. Pour vénérer les Esprits, du moins l'Esprit
supérieur, il convient de dresser un autel, mais que faire figurer sur cet
autel ? Un message du Très-Haut recommande d'imaginer un emblème particulier,
Chiêu songe à choisir la croix (32), mais il lui est conseillé, de l'Au-delà,
de choisir un autre emblème que celui servant déjà à représenter la foi
chrétienne.
Une semaine de réflexion
et de recherches ne l'ayant amené à aucune solution positive, il commence à
désespérer, lorsqu'un étrange phénomène se présente à ses regards. Il confiera
plus tard à son entourage qu'un matin, vers huit heures, alors qu'il était
étendu, soucieux, dans son hamac à l'arrière de sa résidence, un oeil de grande
taille, aussi étincelant que le soleil, lui apparut soudain, à une distance de
deux mètres environ. Ebloui autant qu'effrayé, il mit aussitôt ses mains sur
ses paupières fermées, sans plus oser les soulever. Trente secondes
s'écoulèrent, après quoi il se hasarda à regarder, l'oeil étant toujours devant
lui, sans avoir rien perdu de son éclat. Ngô Van Chiêu, alors, joignit les
mains et dit :
"
Maître, je sais maintenant quel symbole je dois adopter pour vous représenter.
Mais, de grâce, cessez d'agir de la sorte, car j'ai très peur. S'il convient
vraiment que nous vénérions l'Oeil, faites le disparaître sur le champ(33).
"
Tel Saint Thomas, Chiêu
hésite encore, incrédule, quand à quelques jours de là, il voit l'Oeil
apparaître à nouveau et disparaître après qu'il ait promis de le choisir comme symbole
du culte. Puis, au cours d'une séance spirite, il sollicite des instructions
quant à la manière de célébrer ce culte. Maniant la corbeille dont le bec a été
préalablement purifiée à l'alcool, les médiums dessinent un oeil semblable à
celui des deux apparitions signalées, puis reçoivent la révélation du titre de
l'Esprit supérieur : " Cao-Dài Tiên-Ông Dai Bô-Tat Ma-Ha-Tat
", lequel ordonne à Chiêu
de l'appeler " Maître ". Ce message fait de Ngô Van Chiêu le premier
disciple de Cao-Dài.
Le titre ainsi révélé
surprend les lettrés, qui ne se rappelent pas l'avoir jamais rencontré. Mais ce
dernier en a eu précédemment connaissance grâce à plusieurs messages sous forme
de poèmes, et il ne fait plus aucun doute pour lui que Cao-Dài soit le Très-Haut,
le Maître de l'Univers, le Père de l'Humanité.
Et les mois se succèdent
durant lesquels se poursuivent toujours activement les pratiques spirites.
Celles-ci amènent Ngô Van Chiêu à une foi plus profonde, à un maniement plus
habile de la corbeille à bec(34). Des messages dressent peu à peu le plan de
l'autel, dictent les premières prières, inspirent les premiers cantiques,
écrivent le Kinh Cam Ung ou Livre Saint de la Loi et de l'Expiation.
Plus de deux années se
sont ainsi écoulées quand, au début de 1924, le premier disciple reçoit de
Cao-Dài l'ordre de se préparer à propager la religion nouvelle, après qu'il
aura rendu grâce aux Immortels et à Bouddha en leur présentant, sur l'autel,
une offrande choisie " selon son coeur ", à savoir plusieurs coupes de champagne. Cette
offrande deviendra plus tard, dans le culte caodaïque, celle de l'alcool.
Soucieux d'obtenir une confirmation de la mission qui lui est confiée, Chiêu,
décidément sceptique, demande que " sa bouche rende la fumée ". Il rapportera plus tard à ses intimes qu'une
fumée sortit alors effectivement de sa bouche, mêlée à son haleine.
Il fera part, aussi,
d'autres faits qualifiés d'hallucinations par les incrédules. Cao-Dài lui ayant
demandé ce qu'il désirait obtenir en récompense de sa foi, il répondit qu'il
désirait voir le Paradis. La corbeille à bec frappa seulement la table d'un
coup puissant, et resta muette. Pourtant, vers la fin de février, alors
qu'assis sur un rocher il prenait le frais sur le bord de la mer, il vit
soudain le paysage changer peu à peu pour devenir merveilleux, avec un oeil le
dominant. Son extase durera quinze minutes environ, puis un message lui
apprendra bientôt après qu'il a vraiment aperçu une image du Paradis.
En cette même année 1924,
les difficultés administratives troublent gravement la sérénité religieuse où
se complait Ngô Van Chiêu. Nous ne saurons peut-être jamais ce qu'il advint
réellement. Selon les uns, celui-ci se voit reprocher de négliger ses devoirs
de délégué du gouvernement. Selon les autres, il tente d'amener ses administrés
à faire taire les querelles qui les divisent. Pour une raison qui n'est pas
éclaircie, il est poursuivi en justice. Soucieux d'apaiser les passions qui
menacent de se déchaîner et de troubler la quiétude de l'île de Phu-quôc, le
gouverneur de la Cochinchine décide de l'affecter à Sài-gon à compter du 30
juillet 1924. C 'est alors que Cao-Dài dicte à Ngô Van Chiêu le rite de la séparation :
"
Tu es muté à Sài-gon. Tes disciples ne peuvent te suivre. Prends un verre et
remplis-le d'alcool. Bois-en la moitié, et donne l'autre moitié à boire à tes
disciples. "
Âgé maintenant de 46 ans,
Ngô Van Chiêu va poursuivre sa carrière au Deuxième Bureau du Gouvernement de
la Cochinchine. Aussi et surtout, il va entrer en contact avec d'autres
spirites. Jusqu'ici son activité religieuse s'est développée à l'écart du
monde, dans l'isolement et de recueillement. Désormais celle-ci ne pourra
demeurer aussi discrète ; elle prendra un aspect de plus en plus spectaculaire,
pour se manifester rapidement au grand jour.
Contrastant avec le calme
et la retraite de Phu-quôc, Sài-gon, siège du Gouvernement, capitale du
Sud-Viêtnam, c'est le mouvement et la foule bruyante, autant d'éléments peu
favorables aux spéculations métaphysiques. Chiêu y changera plusieurs fois de
domicile : installé d'abord rue Pellerin, puis rue Paul Bert dans le quartier
de Dakao, il ira ensuite habiter rue d'Espagne, et enfin au 2ème étage d'un
immeuble situé au n°110, boulevard Bonnard (35).
Il existe pourtant à
Sài-gon, dans les faubourgs surtout, et aux environs, des zones calmes et de
silence. Là, des groupes spirites se réunissent, en particulier à Câu-kho à
Dakao, à Gia-dinh. Quels en sont les participants ? Pour la plupart, de jeunes
collaborateurs de l'administration, frais émoulus de l'enseignement
franco-indigène, comme l'on disait alors. Parmi les initiés, des noms
commencent à circuler, dont certains vont acquérir une notoriété certaine : Cao
Quynh Cu, secrétaire des chemins de fer, le Phu ( préfet ) Vuong Quang Ky, Cao
Hoài Sang, et un médium déjà fort habile, Pham Công Tac, secrétaire des
douanes.
De Phu-quôc, Ngô Van
Chiêu a amené avec lui quelques-uns de ses jeunes médiums. Il les place en
qualité de domestiques dans des familles connues et amies, telle celle du
conseiller Thông, demeurant à Gia-dinh. En leur compagnie, ses journées de
bureaux terminées, il continue à entrer en communication avec les Esprits,
qu'il interroge, et dont il recueille de nouveaux messages, éléments épars de
la doctrine nouvelle qu'il aura mission de propager. Son activité demeure
discrète, car il fait toujours preuve de beaucoup de réserve et d'une grande
prudence. Menant une existence retirée, il fréquente la pagode Ngoc-Hoàng, à
Dakao, et ne se livre qu'à de rares amis : Vuong Quang Ky en premier leu, son
vieux camarade, avec lequel il entre en communion d'idées et qu'il incite à le
suivre dans la voie religieuse qui lui est tracée. Puis se joignent à eux deux
secrétaires principaux de l'administration, Nguyên Van Hoài et Vo Van Sang,
ainsi qu'un directeur d'école, inspecteur de l'enseignement, Doàn Van Ban. A
ces premiers disciples vont venir se grouper ceux que Vuong Quang Ky a initiés,
à savoir Lê Van Bay ( dit Ty ), Nguyên Huu Dao, Nguyên Thanh Cuong, Nguyên
Thanh Diêu, Nguyên Van Ty et Vo Van Man.
Parmi les autres cercles
de spirites - chacun agissant isolément - il en est un fort actif, animé par
Cao Hoài Sang, secrétaire au service des douanes, Cao Quynh Cu et Pham Công
Tac. Pour communiquer avec l'Au-delà, les médiums utilisent la "
table frappante ",
procédé lent et incommode, qui explique en partie certains découragements et
quelques défections du début. Néanmoins, avec beaucoup de patience et une
grande persévérance, nos spirites réussissent à déchiffrer et à comprendre les
messages reçus. Des Esprits se manifestent plus fréquemment, tels Ly Thai
Bach(36) l' " Homère chinois ", lui même taoïste fervent, et Quan-Dê(37).
Fin juillet 1925 a lieu une séance mémorable chez Cao Hoài Sang.
Un Esprit se révèle par le truchement de la table, mais il signe seulement des
trois premières lettres de l'alphabet vietnamien : A A A. Il invite les
assistants à l'appeler Thây ( Maître ) et il les appelle eux-même Con ( mes
enfants ). S'il se manifeste ensuite de plus en plus souvent, il n'en conserve
pas moins cet anonymat rigoureux sous ces lettres qui " cachent le profond
secret de la génèse universelle ", et met trois conditions à ses
manifestations : ne pas chercher à savoir qui il est, ne pas lui poser de
questions politiques, et ne pas tenter de percer les mystères de la religion.
Dans le même temps, une Immortelle du nom de Thât-Nuong prodigue au groupe
force conseils, et ordonne, pour faciliter les entretiens, d'utiliser la
corbeille à bec, dont précisément le disciple Ty, domicilié rue Bourdais ( plus
tard rue Calmette ), possède un exemplaire.
Tel est rapidement brossé
le climat spirite qui règne à Sài-gon en 1925, au moment où deux événements
marquants se produisent, qui vont décider du sort du caodaïsme.
Accueil [ 1 ] [ 2 ] [ 3 ] [ 4 ]
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire