Le Caodaïsme - 3/4 (Gustave Meillon)


2. LA CONVERSION DE LÊ VAN TRUNG
            Une conversion retentissante vient, en cette même année 1925, accroître considérablement l'intérêt porté au spiritisme : celle de Lê Van Trung.

            Autant Ngô Van Chiêu montra, tout au long de son existence, de réserve et de modestie, autant Lê Van Trung manifesta d'audace et d'ambition, et il fut d'autant plus attaqué qu'il réussit à asseoir solidement sa fortune spirituelle, à défaut de ses entreprises matérielles.

            Lê Van Trung naît le 10 octobre 1875 dans la province de Cho-lon, au village de Phuoc-lâm, dépendant du canton de Phuoc-Diên-Trung. Ses parents, modestes cultivateurs, disposent toutefois de suffisamment d'aisance pour - leurs sacrifices aidant - permettre à leur fils de faire des études au collège Chasseloup-Laubat,
transformé plus tard en lycée (38). Il y obtient des résultats fort honnêtes et,
lorsqu'il quitte l'Etablissement en 1893, ses connaissances lui ouvrent les portes de l'administration. Nommé élève-stagiaire du gouvernement de la Cochinchine, il débute dans la carrière le 14 juillet, au Deuxième Bureau.

            Cette carrière ne se prolonge guère. Certes, les notes qui lui sont attribuées sont excellentes; elles mettent en relief la vivacité et la souplesse de son esprit, ainsi que d'étonnantes facultés d'assimilation. Mais Trung ne saurait se satisfaire d'une situation, même fort honnête, d'agent de l'administration. Secrétaire de 3ème classe, il sollicite et obtient un congé en mai 1905, dans le but de se lancer dans les affaires. Associé à son frère Lê Van Diêu, entrepreneur de travaux publics et fournisseur de riz aux services tant de la ville de Sài-gon que des Chemins de fer du Sud, il réussit à asseoir une fortune confortable. Ses qualités, jointes à l'expérience et aux relations acquises durant ses années de fonctions dans les bureaux du gouvernement, lui assurent le succès. Ceci l'amène à quitter définitivement l'administration le 16 mars 1906, sa démission ayant été acceptée.

            Trung s'installe aussitôt à son propre compte, et il va pouvoir donner libre cours à son esprit d'initiative et à toute son ambition. Ses affaires se développent rapidement et prospèrent largement. Pendant une quinzaine d'années, l'on assiste à son ascension dans les milieux d'affaires locaux, où il parvient à jouir très vite d'un réel prestige. Ses compatriotes l'élisent au Conseil Colonial, la plus haute assemblée élue de la Colonie(39). En janvier 1912, il reçoit la Croix de Chevalier de la Légion d'Honneur. Puis il devient membre du Conseil du Gouvernement de l'Indochine(40).

            Les revers apparaissent dès 1920. Le train de vie ostentatoire qu'il a mené, les larges dépenses auxquelles il s'est livré, et peut-être aussi les imprudences commises ont conduit Lê Van Trung à une situation difficile. Certaines de ses opérations financières donnent prise à une critique qui se fait chaque fois plus acerbe. La confiance disparaît. Incapable de faire face aux obligations contractées, il sollicite de nouveaux prêts, sans pouvoir désormais les obtenir. Il est poursuivi en justice par ses bailleurs de fonds, notamment par un banquier indien auquel il doit 12 000 piastres. En 1924, tous ses biens sont frappés de saisie et il ne parvient à conserver de justesse que le terrain familial où sont ensevelis ses ancêtres, grâce à un rachat opéré par l'un de ses parents. Ainsi, malgré tous les efforts déployés, malgré le recours à ses liaisons féminines retentissantes avec diverses personnes fortunées et aux occupations notoirement peu orthodoxes, Trung n'a pu éviter le pire.

            Il semble bien, toutefois, que notre homme ne soit pas alors entièrement ruiné, car il a épousé la veuve d'un riche commerçant chinois. Mais le coup que vient de lui porter le sort est rude et va, par réaction, le conduire sur une autre voie.

            Précisément l'un de ses cousins, Hai Ven, l'invite, un soir de juin 1925, à assister à une séance spirite organisée à Cho-Gao, dans la banlieue de Sài-gon. Celui-ci appartient à la secte dénommée Minh-Ly ( la Raison pure ), l'une des plus connues et des plus actives parmi les sectes taoïstes pratiquant des rites médiumniques. Trung accepte l'invitation.

            La Revue Caodaïste relate la séance en ces termes :
            " A cette réunion ce fut l'esprit Ly Thai Bach qui se manifesta. Prenant à part M. Trung, il lui révéla son origine spirituelle et lui annonça en même temps sa prochaine mission religieuse. Il l'exhorta alors à se soumettre aussitôt au régime imposé par la foi nouvelle. Touché par la grâce, M. Trung changea sans hésiter de vie. Soutenu par sa foi, il eut le courage de cesser aussitôt de fumer l'opium et de suivre le régime végétarien ; il abandonna également ses entreprises pour pouvoir se consacrer entièrement à la religion. "

            Et la même Revue Caodaïste poursuit :
            " La conversion de cet homme, hier encore si attaché aux biens et aux jouissances de la vie, est si frappante qu'on peut se demander si les séances spirites organisées jusque-là à Cho-Gao n'avaient pas été inspirées par des esprits missionnaires dans l'unique but de ramener M. Lê Van Trung dans la voie de la Loi. En effet, lorsque celui-ci eut pris la résolution de vivre selon la foi nouvelle qu'il avait embrassée, ils ordonnèrent la dispersion du groupe spirite, au grand étonnement et à la profonde affliction de ses membres. " (41)

            Les adversaires du caodaïsme ne veulent voir dans cette séance mémorable que grossière supercherie, qu'habile calcul dans le comportement du néophyte. Certes, les circonstances se révèlent troublantes, et les Esprits viennent fort à propos " renflouer " un homme sur le point de sombrer ! Rien d'étonnant cependant à ce que Ly Thai Bach, en se manifestant, s'adresse au nouveau venu. Bien des messages reçus de l'Au-delà attestent que les Esprits interpellent volontiers la personne invitée à la séance. Il suffit, pour s'en convaincre, de consulter les recueils de messages qui ont été publiés(42). Quant au changement radical et indiscutable opéré par Lê Van Trung dans son mode de vie, il dénote, quoi qu'on puisse en penser par ailleurs, un effort de volonté peu ordinaire, tant les passions demeurent tyranniques et difficiles à extirper.

            Ainsi ne peut-on s'empêcher raisonnablement d'imaginer que l'intéressé, toutes circonstances aidant, et en dehors des subterfuges, supposés ou réels, ait été profondément troublé par la communication ainsi recueillie. Quelles qu'aient pu être son habileté, ses manœuvres et, si l'on veut, son absence de scrupules, il n'en demeure pas moins que cet homme n'avait nullement, jusqu'alors, mis un frein à sa triple passion pour les femmes, l'opium et le jeu, et cela dans le même temps où il constatait, lui si attaché aux bien de ce monde, qu'il conduisait, ce faisant, toutes ses entreprises à la ruine. La force de caractère dont progressivement il fera preuve à la suite de la séance spirite de Cho-Gao ne trouve, par conséquent, d'explication que dans l'intervention d'un élément nouveau, étranger en quelque sorte à l'homme lui-même, choc psychologique par exemple. A défaut d'une autre explication, pourquoi lui refuserait-on le bénéfice de la sincérité ?

            La nouvelle de cette conversion se répand vite dans le pays, où elle a un retentissement d'autant plus considérable qu'elle intéresse l'une des personnalités viêtnamiennes les plus connues. L'activité des divers cercles spirites redouble. De nouveaux adeptes viennent grossir les groupes existants, où se mêlent quantité de curieux.

            Tandis que Lê Van Trung poursuit son initiation à Cho-Gao et voit grandir son intérêt envers ce nouveau mouvement d'idées, le groupe constitué par Cu, Tac et Sang continue son activité inlassable. Ceux-ci en reçoivent la récompense dans la nuit de Noël 1925, qui leur apporte une révélation de tout premier ordre.

            Réunis, en effet, sur l'invitation de l'Immortelle Thât-Nuong, ils ont préparé, encens, fleurs et fruits pour officier. Cu et Tac s'emparent de la corbeille à bec. Celle-ci transmet un message sous forme de poème dont voici la traduction :

            " Réjouissez-vous de cette nuit de fête, car elle marque l'anniversaire de ma venue sur cette terre en Occident pour enseigner une doctrine. Je suis très heureux de vous voir, ô mes disciples, remplis d'amour et de respect pour moi. Cette maison aura toutes mes bénédictions. J'agirai de telle sorte que ma Toute-Puissance vous inspire encore plus de respect et d'amour. "

            Le voile est enfin levé. Cet Esprit qui se cachait sous les lettres AAA et sur l'identité duquel tous s'interrogeaient, vient de se révéler ouvertement comme étant " l'Empereur de Jade, le Très-Haut, ou Cao-Dài, venu sur la terre du Viêt-nam pour enseigner la vérité ". Il est le " Grand Maître ", l'Être suprême !

            Les messages recueillis durant les semaines qui suivent montrent plus clairement la voie à suivre. Ils conseillent l'abandon des pratiques spirites éparses, qui ne peuvent que provoquer la confusion. Ils recommandent un redoublement d'efforts afin que s'unissent et agissent les groupes isolés, qui maintenant foisonnent. Le 28 janvier 1926, Cao-Dài ordonne à Cu et à Tac de se rendre avec leur corbeille à bec chez Lê Van Trung, à Cho-lon, où il entend leur donner de nouvelles instructions. Ces derniers ont certes entendu parler de Trung, mais ils ne le connaissent pas encore, d'où leur surprise. Mais ils ne peuvent qu'obtempérer.

            Averti, Lê Van Trung ne cache pas sa satisfaction et prépare la séance avec une ferveur toute particulière.

            Lors de cette séance mémorable, l'Être Suprême invite chacun à pratiquer l'ascèse avec plus de rigueur. Il s'adresse plus spécialement à Trung. Il lui révèle que c'est sur son ordre que Ly Thai Bach l'a conduit au groupe de Cho-gao. Lui ayant fait part de sa toute puissance, il l'invite à se dévouer à lui corps et âme. Enfin, il préconise l'adoption de la corbeille à bec, qui permet l'écriture directe, et invite les médiums à s'adresser à Ngô Van Chiêu, considéré par tous comme un saint homme, pour en apprendre l'utilisation convenable.

            Lê Van Trung voit dans ces instructions la confirmation de l'intérêt particulier que lui porte Cao-Dài. Ayant tant bien que mal remis en ordre ses affaires personnelles, il rompt définitivement avec son passé pour se consacrer entièrement à sa foi nouvelle. Sa conversion se trouve ainsi confirmée.

3. LA DECLARATION " OFFICIELLE " DU 7 OCTOBRE 1926

             En ce début de l'année 1926, et dans un tel climat d'intense activité spirite, personne sans doute ne voit encore bien clairement à quel résultat vont conduire les messages transmis par la corbeille à bec. Mais cela ne saurait tarder.

            Les fêtes marquant le début de la nouvelle année lunaire ( Binh-Dân ) sont l'occasion de nombreuses réunions. Dans la nuit du 12 au 13 février, Ngô Van Chiêu, auquel se sont joints Cao Huynh Cu et Pham Công Tac, se rend successivement à la demeure de chacun des premiers " disciples " (43) pour présenter leurs vœux et consulter les Esprits (44). Dans la nuit du lendemain, premier jour de l'année, une nouvelle réunion se tient, au cours de laquelle Cao-Dài donne des instructions précises : Ngô Van Chiêu sera le guide de tous les adeptes de la religion nouvelle et il bénéficiera dans sa tâche du concours de Lê Van Trung, de Nguyên Van Hoài et de Vuong Quang Ky, tandis que leurs amis sont invités à progresser dans la voie de la vertu pour les seconder en vue de la propagation de la foi.

            L'union de tous ne tarde pas à s'opérer. Officiant chez lui en privé le 21 février, Vuong Quang Ky en reçoit le conseil :
            " Soyez unis... Votre union fera votre force. Qu'il n'y ait pas de rivalité entre vous. Faites selon ma volonté... "

Déjà, trois jours auparavant, le 18 février, Pham Công Tac et Cao Quynh Cu se sont réunis chez Ngô Van Chiêu, en compagnie de Lê Van Trung. Et Cao-Dài a confirmé à ce dernier ce que déjà lui a annoncé l'Esprit Ly Thai Bach, à savoir qu'il sera le représentant du Très-Haut sur cette terre.

            Des séances se tiennent régulièrement le samedi soir, au n° 110 du boulevard Bonnard chez Chiêu que l'on appelle couramment le " Frère Aîné ", et se voit décerner le titre de Souverain Pontife ( Giao-tông ). On s'y préoccupe de l'organisation de la religion, de la confection des premières tenues religieuses, de la diffusion de la foi. Les médiums complètent ainsi leur initiation au maniement de la corbeille à bec.

            C'est ainsi que se constituent les premiers cénacles, où l'on accueille les nouveaux convertis(45). Le cénacle de Sài-gon apparaît, à l'initiative de Vuong Quang Ky, Nguyên Trung Hâu, Lê Van Giang et consorts, avec le concours d'un nouveau venu, Lê Thê Vinh. Des réunions organisées chez Doàn Van Ban découle la création du Cénacle de Câu-kho. Les pagodes Vinh-Nguyên et Hôi-Phuoc à Cân-giuôc donnent asile de temps en temps à Lê Van Trung, Cao Huynh Cu et à leurs amis, qui fonderont ainsi le cénacle de Cân-giuôc. Si l'on croit certains écrits caodaïstes, on compterait près d'un millier de convertis dès les premiers mois de 1926.

            En de nombreux endroits de la région Sàigon-Cholon, la nuit venue, ils tentent avec plus ou moins de succès d'entrer en communication avec l'Au-delà. Une habile propagande, aussi discrète qu'active, tend à la multiplication des séances spirites. Les mystères de la nouvelle croyance attirent un nombre de plus en plus grand de personnes avides d'inédit, voire de changement et, en premier lieu, une partie de l'élite de la société vietnamienne Certes, les curieux ne font pas défaut. Mais Lê Van Trung et ses amis les plus entreprenants vont réussir à s'attacher les plus notables de tous ces gens par la promesse de l'octroi de grades, de fonctions ou de titres éminents au sein de cette Église naissante, nationale par ses origines, universelle dans l'aboutissement à laquelle elle prétendra bientôt.

            Car Lê Van Trung, qui donne l'impression d'être persuadé du caractère divin de sa mission, se consacre totalement à celle-ci, et lui apporte sans partage à la fois son esprit d'entreprise et son génie d'organisateur. Le changement radical opéré dans sa manière de vivre ne cesse de frapper d'étonnement tous ceux qui la connaissent ou qui ont entendu parler de ses aventures, de ses excentricités. Beaucoup s'interrogent sur les mobiles de sa conversion, ce terme étant entendu dans son sens le plus large ; et beaucoup aussi acceptent volontiers d'y voir une intervention supraterrestre, sans le concours de laquelle celle-ci leur apparaît inconcevable.

            Des agents de l'administration, des intellectuels notoires, de riches commerçants, de hauts fonctionnaires, des personnalités influentes dans les milieux les plus divers, joints à d'opulents propriétaires fonciers manifestent leur désir de recevoir l'initiation et, pour se faire, donnent leur adhésion au mouvement. Certains d'entre eux, concurremment avec les promoteurs, joueront un rôle de premier plan dans le Caodaïsme : le gouverneur (Dôc Phu Su) Lê Ba Trang, le sous-préfet honoraire ( Huyên ) Nguyên Ngoc Tho, devenu gros entrepreneur, et sa compagne Lâm Thi Thanh(46), le préfet ( Phu ) Nguyên Ngoc Tuong, le gouverneur en retraite Nguyên Van Ca, l'entrepreneur Lê Kim Ty. Parmi eux se glisse un personnage très discuté, jugé souvent comme peu recommandable, au concours en tout cas fort utile grâce à sa connaissance de certains milieux de la capitale : Nguyên Van Truoc dit Tu Mat(47), homme d'affaires peu scrupuleux, chef de bande redouté, déjà sept fois condamné à un total de huit années d'emprisonnement pour affiliation à des sociétés secrètes, manœuvres de nature à compromettre la sécurité publique et tentatives d'assassinat.

            Ne nous hâtons pas d'en conclure à l'origine patricienne du caodaïsme. Car si nous citons volontiers quelques-unes des personnalités qui, aux premières heures, adhèrent à ce mouvement, nous ne saurions oublier la foule des humbles qui, souvent avec plus de spontanéité et de ferveur, contribuèrent à son succès. Attirés par le merveilleux, insatisfaits de leurs conditions d'existence, à la recherche d'un adoucissement à leur maux, avides de consolation et d'espoir, ils viennent par milliers assister aux cérémonies célébrées dans les oratoires qui s'ouvrent à Sài-gon, Cho-lon, Tân-dinh et dans la périphérie : à Câu-kho, Thu-duc, Cân-giuôc et Lôc-giang. Déjà la formation des médiums expérimentés a progressé au point de permettre d'en affecter deux à chacun de ces lieux de culte. Sans qu'un recensement spécial précis semble avoir eu lieu, on fait état volontiers de trente mille adeptes, et ce nombre ne cesse de croître.

            Le 14 avril, un nouveau message reçu par Cu, Tac et Trung confirme le titre de " Souverain Pontife " attribué à Chiêu et recommande la confection, à cet effet, d'un vêtement de cérémonie composé d'une coiffure et d'une sorte de tunique de couleur blanche portant, brodé en or, le caractère Can signifiant " ciel " des Bat-Quai(48). Mais Chiêu, dont on connaît la modestie, recule devant une telle distinction. Il juge inconvenant pour lui de revêtir une tenue de valeur. Il estime impossible d'accepter pour lui-même une fonction aussi marquante, alors qu'il fait toujours partie des cadres de l'administration. Son refus courtois s'appuie en outre sur sa pauvreté, sur ses charges de famille, sur les soins qu'il apporte à mener une vie religieuse toute empreinte d'humilité. Il ne reviendra pas sur sa décision, qui consacre en fait et explique en grande partie son effacement, dont c'est la manifestation la plus marquante. Nous ne tarderons pas à le rappeler. Quoi donc, désormais, pourrait s'opposer à l'accession de Lê Van Trung au sommet de la hiérarchie ?

            L'administration, quant à elle, commence à s'inquiéter de l'ampleur prise par cet élan religieux, car elle craint qu'il ne vienne troubler l'ordre public. Elle ordonne des enquêtes. Mais quelle que soit la discrétion qui les entoure, le Caodaïsme a tellement pénétré tous les rouages administratifs que ses dirigeants ne tardent pas à en être informés et qu'ils mesurent le danger qui les menace s'ils ne se conforment pas aux dispositions prévues par la loi. " Soucieux d'agir au grand jour et de s'en tenir dans les limites strictes de la légalité " (49), 28 adeptes, dont 16 fonctionnaires en service ou en retraite, signent avec Lê Van Trung une déclaration annonçant publiquement la naissance du Caodaïsme, religion nouvelle : " les soussignés ont l'honneur de déclarer qu'ils vont propager à l'humanité entière une sainte doctrine ". Une liste de 247 noms de fidèles, avec celui de Nguyên Ngoc Tuong en tête, y est annexé.

            Le 7 octobre 1926, le gouverneur de la Cochinchine, Le Fol, reçoit Lê Van Trung venu lui remettre officiellement ces documents. L'accueil du gouverneur, poli comme il se doit, s'entoure d'une prudente réserve. Il s'agit en la circonstance, non pas d'une banale association, mais d'un groupement de fidèles réunis par une foi nouvelle tendant à l'universalité. Sa reconnaissance par les Pouvoirs Publics ne saurait intervenir qu'après une étude approfondie, et alors que cette religion aura subi l'épreuve du temps. De telles conditions montrent bien l'importance et l'intérêt accordés par le Gouverneur au caodaïsme. Telle est, sommairement, la réponse du Chef de la colonie : réponse dilatoire et prudente, sans doute, mais qui ne peut surprendre personne.

            Lê Van Trung et ses co-signataires, plus au courant que quiconque de l'attitude de l'administration, n'en attendaient probablement pas davantage. Ils estiment que l'accueil qui leur a été réservé leur permet désormais de pouvoir compter sur la tolérance des Pouvoirs Publics. Sans plus attendre, ils font imprimer en langue vietnamienne le texte de la déclaration remise au Gouverneur et ils le répandent à profusion sur l'ensemble du territoire de la Cochinchine. Non sans raison, ils considèrent qu'une telle publicité fera disparaître les derniers scrupules de ceux qui, redoutant de s'associer à un mouvement clandestin, ont jusqu'ici hésité à lui donner leur adhésion. En même temps, ils créent trois missions de propagande : l'une pour les provinces de l'Est, une autre pour celles du Centre, et la troisième pour celles de l'Ouest. A ces missions itinérantes sont adjoints des médiums, indispensables au déroulement des séances spirites.

            Les fruits d'un tel effort ne se font guère attendre. De nombreux viêtnamiens embrassent la religion nouvelle. Des notabilités françaises disent ouvertement leur sympathie envers elle. Moins de deux mois après la déclaration du 7 octobre, on compte plus de 20 000 adeptes caodaïstes, et les services de renseignements font état d'une " réussite aussi soudaine que massive ".

            III - LE PONTIFICAT DE LÊ VAN TRUNG

            1 . " LES FÊTES DE L'AVÈNEMENT "

            Dans le même temps où les dirigeants caodaïstes se préoccupent de régulariser et de normaliser leurs rapports avec les pouvoirs publics, la nécessité se fait pour eux plus pressante de trouver un édifice qu'ils puissent utiliser comme lieu de culte central. Leur effort de propagande, d'abord plus ou moins occulte, et maintenant poursuivi au grand jour, remporte un succès tel que les oratoires existants ne suffisent plus, que ceux-ci soient installés provisoirement chez les particuliers convertis ou qu'ils bénéficient de l'hospitalité de certains sanctuaires bouddhiques.

            Les premières cérémonies du culte naissant eu pour cadre, à la capitale, la pagode de Cho-Gao. Au début, personne ne s'y était opposé. Mais l'afflux des assistants fit très vite que les fidèles bouddhistes éprouvèrent une gêne croissante dans leurs propres dévotions, et prirent figure d'occupants secondaires, alors qu'ils avaient fourni les fonds pour la construction de l'édifice et qu'ils étaient propriétaires. Ils finirent par donner libre cours à leur mécontentement, puis se fâchèrent ouvertement, et réclamèrent le retour du sanctuaire à sa destination première. Il fallut leur donner satisfaction.

            La région de Sài-gon n'offrant aucune possibilité dans un avenir rapproché, le Supérieur de Cho-gao, Giac Hai, proposa une solution encore provisoire. Il avait recueilli des sommes destinées à l'achat d'un terrain et à la construction d'une autre pagode au hameau de Go-ken, à Tây-ninh, à une centaine de kilomètres au Nord-Ouest de Sài-gon. Cette pagode, dénommée Tu-Lâm-Tu, était achevée. Mais les dépenses engagées dépassaient sensiblement le montant des contributions obtenues, de sorte que le bonze se trouvait en présence d'un déficit qu'il cherchait à combler. Sympathisant, sinon converti à la nouvelle croyance, il jugea profitable, afin de se procurer les fonds qui lui faisaient encore défaut, de la louer pendant un certain temps aux dirigeants caodaïstes, qui se hâtèrent d'accepter, car ils désiraient, sans plus attendre, manifester publiquement leur existence en organisant des " fêtes de l'Avènement ".

              Les adversaires du Caodaïsme ont voulu voir dans ce déplacement, chez Lê van Trung et ses corréligionnaires, une volonté délibérée de prendre leurs distances vis-à-vis du pouvoir central. Si, en effet, le gouvernement n'a pas opposé son veto à l'exercice de la religion, il ne l'a cependant ni reconnue ni autorisée, et demeure dans une prudente expectative. Dès lors, Trung et ses amis auraient entrevu des difficultés prochaines avec l'administration et, dans cette éventualité, estimé préférable de s'éloigner de la capitale pour aller s'installer en un endroit relativement reculé, près d'une région accidentée et boisée, qui leur offrirait, en cas de nécessité, un refuge sûr, une position de résistance solide.

            A posteriori, une telle raison peut trouver sa justification. Mais, sans pour cela rejeter un tel mobile, examinons la situation de façon plus réaliste.

             Jusqu'ici, rien ne laisse prévoir les entraves et les interdictions que les pouvoirs publics élèveront par la suite : On peut tout aussi bien imaginer que ceux-ci, mieux éclairés, sortiront de leur réserve et adopteront une attitude sympathique, voire favorable. De plus, le choix de Tây-Ninh, à l'écart de la plupart des voies de communication et des provinces riches et peuplées du Centre et de l'Ouest, a certainement soulevé des objections de la part de certains dirigeants, qui n'ont pas manqué d'y voir un obstacle à la venue des adeptes, une difficulté dans les liaison à assurer et, par conséquent des éléments susceptibles de desservir la propagation de la foi.

            La solution proposée par le Supérieur Giac Hai, bien sûr provisoire, permettait de parer au plus pressé, et de disposer sans délai du lieu de culte qui faisait défaut. Elle rapprochait les caodaïstes du sanctuaire installé sur la montagne Bà-den, à quelques kilomètres de Tây-ninh, où maintes fois dans l'année se pressent les pèlerins venus parfois de fort loin pour manifester leur dévotion envers la Dame miraculeuse de ce site pittoresque. Elle les plaçait aussi à proximité des frontières du Cambodge, ce qui ne manquerait pas d'attirer la population foncièrement religieuse de ce pays.

            Tout bien pesé, et les rares possibilités d'installation à Sài-gon apparaissant éloignées, limitées et coûteuses, Tây-ninh méritait d'être retenu. L'avenir montrera que ce choix, imposé par les circonstances, se révéla judicieux et profitable.

            Une fois la décision prise, les fêtes dites de l'Avènement, destinées à asseoir le Caodaïsme, ne peuvent ni ne doivent tarder. La doctrine, encore flottante en bien des points, a besoin d'être précisée, concrétisée. Il faut assurer la coordination des diverses manifestations spirites organisées ici et là. Il convient de rassembler les messages recueillis, et d'opérer un tri parmi ceux-ci afin d'en déceler et écarter les " supercheries du démon ". Il importe de mettre un frein à des pratiques spirites inconsidérées, de les placer sous une autorité reconnue. Un véritable corps sacerdotal doit enfin être présenté et installé dans ses fonctions. Alors seulement la religion naissante fera figure de véritable croyance et prendra place parmi celles existant déjà dans le pays, ce qui conduira l'administration à la reconnaître officiellement. Quant aux adeptes, dont le nombre ne cesse de croître, ils auront ainsi conscience de la force qu'ils représentent, et beaucoup d'entre eux pourront devenir des missionnaires convaincus.

            Tel est l'objet des fêtes prévues. Leur préparation minutieuse s'accompagne d'une propagande intelligente et intense. On y invite les plus hautes autorités de la colonie : Gouverneur Général de l'Indochine, Gouverneur de la Cochinchine, Directeurs et Chefs des différents services. On y convie toutes les notabilités françaises et viêtnamiennes de la Cochinchine. Une telle activité suscite les réactions les plus diverses. Dans les sphères administratives, on se montre divisé : certains ne cachent pas leur sympathie envers ce mouvement, tandis que d'autres expriment des avis soit réservés, soit défavorables.

            La date des cérémonies ayant été fixée aux 18, 19, et 20 novembre 1926(1), les tournées de propagande prennent fin le 14 novembre, afin de permettre au plus grand nombre de personnes de se retrouver à Go-Ken dès le début des festivités prévues. Les abords immédiats de la pagode Tu-Lâm-Tu sont dégagés et aménagés pour permettre à la foule de se mouvoir et de se rassembler aussi librement que possible.

            C'est ainsi que, durant les trois journées prévues, les diverses manifestations envisagées se déroulent avec le concours de milliers d'adeptes, de curieux et d'observateurs venus de toutes les provinces du sud(2).  Pour la première fois, les dignitaires arborent les tenues rituelles correspondant à leurs grades et dont le dessin est plus ou moins inspiré de l'imagerie et du théâtre sino-viêtnamiens. Les cérémonies se succèdent, éblouissantes, avec un faste rappelant celui du catholicisme. Le Sacerdoce est définitivement institué, et le Code religieux promulgué. Sept organismes apparaissent, assemblage relativement complexe devant fonctionner selon des règles et une pompe bien propres à frapper l'esprit de la population. On prévoit la création d'une école de formation du clergé, que fréquenteront, par roulement, les prêtres venus de toutes les provinces, pour y effectuer des périodes d'instruction d'une durée de 45 jours, obligatoires pour leur avancement en grade. Enfin, au point de vue administratif, cinq personnalités auront la charge du " gouvernement " de la secte :
            Pham Công Tac, gardien des Lois, grand maître des Rites et de la Justice, Supérieur du corps  des médiums ;
            Le Phu ( préfet ) Nguyên ngoc Tuong, Directeur du Cabinet des Affaires Intérieures ;
            Le Phu en retraite Lê Ba Trang, Directeur spirituel ;
            Le Huyen ( sous-préfet ) honoraire Nguyên ngoc Tho, Directeur des constructions ;
            Madame Lâm thi Thanh, Directrice du budget.
            Quant à Lê van Trung, il se voit désigné pour le poste le plus élevé de la hiérarchie sacerdotale. Il aurait dû normalement devenir le Giao-Tông, c'est-à-dire le Souverain Pontife, le Pape. Mais l'Esprit Ly Thai Bach ayant manifesté sa volonté de porter lui-même ce titre, Lê van Trung ne pourra être que le " Quyên-giao-tông ", ou Pape par intérime. En fait, ce dernier agira en véritable supérieur du Caodaïsme ; il en sera le " Pape temporel ".

            Au cours de ces festivités, une présence attire plus spécialement l'attention : celle du Capitaine Claude Monet, que l'on qualifie de " grand spirite français ".

                 Certains milieux européens ont parfois présenté le Capitaine Monet comme " l'inventeur " du Caodaïsme. Ainsi, dans son numéro du 17 novembre 1926, le Courrier d'Haiphong, informant des lecteurs des cérémonies de Go-Ken, écrit :

            " Hier, 17 novembre, fut inaugurée à Tây-Ninh une pagode consacrée au nouveau culte trouvé par le Capitaine Monet ".

De son côté, France-Indochine, le 24 novembre de la même année, fait état d'une " nouvelle religion appelée Dai-Dao Tam Ky Phô-Dô " ou " Troisième amnistie de Dieu ", dont l'apôtre serait Monet et Lê van Trung " un des grands prêtres ". Ce faisant , l'on accorde au premier un rôle plus important que celui qu'il paraît avoir réellement joué en la circonstance.

            Monet assiste aux fêtes de novembre 1926 alors qu'il effectue son quatrième séjour en Indochine. De religion protestante, il s'intéresse depuis longtemps déjà au développement moral et intellectuel de la jeunesse vietnamienne, et il entend le faire dans le respect des croyances et des traditions locales. Le 6 mai 1992, nanti de l'autorisation du Résident Supérieur au Tonkin, il a fondé, dans ce but, à Hà-nôi, le " Foyer des Etudiants annamites "(4), mais les résultats obtenus se sont révélés plutôt décevants, et il est rentré en France en 1924. Son activité a soulevé des critiques ; elle lui a été reprochée notamment par L'Avenir du Tonkin, organe des missions catholiques et, dans une lettre au directeur de ce journal, il s'est efforcé de se justifier en soulignant son souci "d'adaptation de l'esprit chrétien aux religions d'Annam ". Dans sa " réponse à M. Dandolo ", publiée à Hanoï en 1923, on note les passages suivantes :

            " Je crois aussi que les Extrêmes-Orientaux auraient beaucoup à gagner par la connaissance et la pratique des principes chrétiens qui viendraient revivifier, confirmer et singulièrement élever et développer ceux du grand saint inspiré que fut Bouddha. " " C'est pourquoi, après une série de conférences sur la civilisation orientale où je m'efforce de rattacher les Annamites à leur passé en leur rappelant les grandes beautés des enseignements de Confucius, Lao-Tseu, Bouddha..., je m'applique ensuite à les diriger sur l'avenir par une série sur la civilisation occidentale où nous étudions l'influence de la grande figure du Christ que nous leur présentons pour terminer. "

            Évidemment, on peut découvrir dans ces écrits une amorce du Caodaïste, mais faire de leur auteur l'apôtre de cette religion, c'est franchir un pas immense. Quelques-uns des premiers adeptes ont certainement suivi des cheminements comparables, étant à la fois viêtnamiens et catholiques. Nous ne citerons, pour mémoire, que le plus talentueux de leurs médiums, Pham Công Tac, appelé aux plus hautes fonctions au sein de la nouvelle religion. Paul Monet ne pouvait pas, de toute façon, dans de telles conditions, ne pas s'intéresser au Caodaïsme. De retour en Indochine en 1926,  il assiste aux " Fêtes de l'Avènement ", et les dirigeants caodaïstes font grand bruit autour de sa présence. Il participera ensuite à bon nombre de séances de spiritisme. Au cours de l'une d'elles, organisée par le Cardinal Nguyên ngoc Tho, le 28 octobre 1926, en compagnie de Vidal, " un original spirite, fervent caodaïste, profiteur après avoir été protestant et franc-maçon qui l'escorte partout et l'assiste dans ses conférences ", Cao-Dài, par le truchement de la corbeille à bec s'adresse à lui en ces termes :

            " Monet, tu es désigné par Moi pour accomplir une tâche ingrate mais humanitaire. Tu relèves par tes nobles sentiments la décadence d'une race millénaire qui a sa civilisation."

             " Tu te sacrifies pour lui donner une vraie morale. Voilà une  toute faite pour ton oeuvre. Lis toutes mes saintes paroles, cette doctrine sera universelle. Si l'humanité la pratique, ce sera la paix promise pour toutes les races. Tu fera connaître à la France que l'Annam est digne d'elle... "

            L'activité religieuse du Capitaine Monet se double, à l'époque, d'une action politique fort discutée(5). A la suite de certaines difficultés avec Bùi Quang Chiêu et Nguyên Phan Long, - caodaïstes, et tous deux animateurs du parti constitutionnaliste, il reviendra en France en juin 1927 et s'installera à Toulon, où il fondera un "  Institut Franco-Annamite " qui ne comptera que deux élèves. Il restera toutefois en relation avec les dirigeants du caodaïsme ; il sera mÅme leur intermédiaire en France et, à l'occasion, leur conseiller ainsi qu'en témoigne l'extrait suivant d'une lettre adressée de Toulon, le 9 juin 1928, au dignitaire NguyÅn ngoc Tho:

             " ... Éviter soigneusement toute pratique spirite publique dont le danger est grand, consacrer les réunions exclusivement à l'élévation des âmes par les chants religieux, la prière, travailler à la diffusion de cet enseignement en pensant à toutes les sources, car tous les Grands Maîtres de l'humanité sont en parfait accord pour nous enseigner l'amour fraternel des hommes. S'abstenir très soigneusement de toutes incursions sur le domaine politique ainsi que le Christ et Bouddha n'ont cessé de nous en donner l'exemple. Proscrire impitoyablement les hommes ( et ils sont nombreux ) qui se glisseront parmi vous pour faire servir votre cause à celle de leur orgueil et de leur cupidité... "

            Sans vouloir en rien diminuer ni méconnaître le rôle joué par Paul Monet en la circonstance, on ne peut s'empêcher de penser que les organisateurs des " Fêtes de l'Avènement ", déjà en contact avec lui, virent dans sa présence un encouragement à aller de l'avant, et utilisèrent celle-ci pour montrer à leurs compatriotes qu'ils bénéficiaient de l'appui des spirites français, élément propre à rallier à leur cause certains hésitants. Un tel calcul se conçoit fort bien et n'a rien de déshonorant. Sympathisant et, comme l'on disait alors, annamitophile, Paul Monet se voyait tout naturellement conduit à apporter son appui à un mouvement allant dans le sens de ses propres convictions. Et, de fait, il ne trompera jamais avec lui, même après sa retraite dans le Sud de la France.

            2 . LE SAINT-SIÈGE DE TÂY-NINH

            Il faut à Lê Van Trung, premier vicaire de Cao-Dài, un Saint-Siège imposant, digne de ce nom, à la mesure à la fois des ambitions des promoteurs et de l'avenir brillant auquel semble promise la nouvelle religion. Les foules considérables qui ont afflué à Go-Ken pour les fêtes de novembre autorisent la mise à l'étude de projets audacieux, en même temps qu'elles apportent une justification aux espérances des plus hauts dignitaires.

            Or, une ombre plane sur le souvenir des cérémonies de l'Avènement. Bien qu'un voile discret ait permis d'éviter la publicité qui aurait pu être donnée aux troubles et mouvements divers survenus à la pagode Tu-Lâm-Tu dans la nuit du 18 novembre, un mécontentement se développe parmi les bouddhistes soucieux de conserver à celle-ci sa destination première. Ne dit-on pas que le fondateur Ngô Van Chiêu avait prévu ces troubles, et qu'il aurait fait part de sa prémonition à quelques-uns de ses proches, parmi lesquels un fervent bouddhiste, M. Mai Tho Truyên .

            Le Supérieur de cette pagode se voit de plus en plus fortement pressé par ses fidèles de réclamer le retrait des nouveaux occupants, et surtout par ceux qui ont subventionné la construction de l'édifice: tous s'élèvent contre son affectation, même provisoire, à un culte différent de celui auquel il était destiné, et ceci d'autant plus vivement qu'ils n'avaient pas été consultés par le Supérieur Giac Hai sur les conditions de l'accord intervenu. Quant aux dirigeants caodaïstes, conscients des difficultés soulevées, estimant aussi que ni le lieu ni ses abords n'offrent de possibilités d'extension suffisantes, ils décident de faire droit aux revendications présentées, sans autre forme de procès. Y avait-il eu un contrat de location en bonne et due forme, ou simplement entente tacite d'occupation entre les parties ? Nul ne saura sans doute jamais préciser exactement la nature de l'accord intervenu, dont la rupture, en tout cas, s'effectue sinon sereinement de part et d'autre, du moins sans susciter de difficulté majeure.

            Heureusement, la région de Tây-ninh ne manque pas de terres disponibles, occupées seulement par la forêt, et les messages de Cao-Dài viennent guider les fidèles en quête d'un emplacement convenable. Un certain Cao Van Diên vient précisément d'obtenir de l'administration, en cette même année 1926, une concession provisoire, d'une superficie de 96 hectares et 67 ares, située sur le territoire du village de Long-thành, à 4 kilomètres au Sud-Est du chef-lieu de la province. Les pourparlers s'engagent alors que dix hectares seulement de forêt ont à peine été défrichés. Ils aboutissent, en mars 1927, à la vente de ce terrain, pour la somme de

            25 000 piastres, à Madame Lâm Thi Thanh, riche propriétaire de Vinh-Long, épouse divorcée du Sieur Monnier, convertie de la première heure, compagne du dignitaire Nguyên Ngoc Tho et chargée des questions financières de la secte. Mais la mutation ne pourra pas être enregistrée au livre foncier et aucun titre de propriété ne sera délivré, car la concession obtenue par Cao Van Diên a été effectuée sous le régime des arrêtés des 27 décembre 1913 et 11 novembre 1914, et son bénéficiaire ne s'est pas encore acquitté, au moment de la vente, des obligations qui lui incombent au cahier des charges.

            La précarité d'une telle propriété n'inquiète pas outre mesure les dirigeants caodaïstes, tenus de libérer Go-Ken au plus vite, de même qu'elle ne les empêche aucunement de se mettre immédiatement au travail pour installer et aménager leur Vatican.

            Toujours sur les indications des Esprits, - en particulier, un message de Ly Thai Bach au chef des médiums Pham Công Tac, - et grâce à la collaboration active et empressée de plusieurs dignitaires ayant acquis des titres de noblesse dans l'exercice du métier d'entrepreneur de travaux publics, l'on dresse des plans grandioses, qui dépassent tellement les ressources disponibles qu'il faudra les diviser et réduire à plusieurs reprises. Des constructions hâtives resteront provisoires durant plus de vingt ans. D'autres difficultés survenant, d'ordre interne d'abord, puis dans les relations avec les autorités de la colonie, enfin du fait de la seconde guerre mondiale et de ses conséquences, l'inauguration du Saint-Siège de Tây-ninh n'aura lieu qu'au début de 1955, au cours de festivités qui se dérouleront du 28 janvier au 8 février.

            Dès la prise de possession de la concession Cao Van Diên, tout le monde se met à l'œuvre, avec enthousiasme, pour défricher et bâtir. Des délégués sillonnent les provinces, en appelant aux bonnes volontés, recueillant des fonds, sollicitant des journées de travail bénévole. Nguyên Ngoc Tho assure la direction des travaux. Madame Lâm Thi Thanh, pour sa part, contribue largement aux dépenses en effectuant des dons en espèces d'un montant total de plus de 30 000 piastres, somme fort honorable pour l'époque. Une foule sans cesse renouvelée de pèlerins viennent offrir leurs bras, stimulés par les déléguées, qui, inlassablement se déplacent pour appeler à l'aide et procéder aux conversions (6).

            Le député de la Cochinchine, Ernest Outrey, écrira dans un article du Midi Colonial, le 28 août 1930 :
            " J'ai pu me rendre compte de toute l'étendue du mouvement au cours de mes randonnées en Cochinchine, il y a deux ans et demi... Les foules viennent nombreuses aux appels des missionnaires caodaïstes et contribuent très largement à l'œuvre d'organisation et de développement... "

            Bientôt, les constructions réalisées permettent la libération de la pagode de Go-Ken. Doté d'un Saint-Siège, muni d'un code religieux, pourvu d'un corps sacerdotal, déjà assuré de l'appui d'une fraction de la population, et mettant à profit l'embarras où se débat l'administration, le Caodaïsme peut désormais se présenter au public comme une religion organisée, et travailler à la consolidation de ses assises.

            Les Esprits supérieurs, pour leur part, ont dicté l'essentiel de leurs instructions. Leurs messages se font plus rares, et les autorités maintenant en place s'attachent à parfaire l'œuvre entreprise. Un véritable gouvernement religieux s'installe, s'organise progressivement, nomme ses représentants dans toutes les agglomérations de quelque importance. En France, faisant écho aux journaux publiés en Indochine, des revues à fort tirage tiennent, elles aussi, à informer leurs lecteurs de l'existence du nouveau mouvement, témoin l'Illustration qui, le 5 mai 1928, publie un long reportage de son envoyé Jean Rodes, sur " Une nouvelle religion en Indochine " (7).

            Dès cette époque, les responsables de l'ordre public dans la colonie éprouvent de graves inquiétudes. Le nombre des conversions annoncés approche du demi-million, pour une population de quatre millions d'habitants..(8). Comme des messages sujets à caution mais attribués aux Esprits commencent à circuler sous le manteau, et que la teneur de ceux-ci présente un caractère diversement qualifié de nationaliste ou de révolutionnaire, les adversaires plus ou moins avoués du Caodaïsme font valoir le danger encouru et réclament l'adoption de mesures rigoureuses, allant jusqu'à l'interdiction de cette religion. Mais l'attitude de l'administration demeure plutôt conciliante.

3. PREMIÈRES DIFFICULTÉS.

            La vérité nous oblige à dire qu'il n'existe pas, en Cochinchine même, que des sujets de satisfaction pour les dirigeants caodaïstes. Certes, des fonctionnaires français d'autorité, tel l'administrateur chef de la province de Tây-ninh, laissent entendre, par leur comportement, qu'ils éprouvent une réelle sympathie envers cette nouvelle manifestation du spiritisme. D'autres français clament ouvertement leur vive admiration. A l'opposé, les critiques ne font pas défaut : elles vont jusqu'à présenter le Caodaïsme comme un rassemblement hostile à la présence de la France en Indochine, ou même comme un mouvement révolutionnaire, et cela sous le couvert d'un syncrétisme religieux grossièrement bâti. L'incertitude aidant, l'inquiétude grandit.

            A Paris, le Ministère des Colonies s'interroge. Il demande des éclaircissements à Hà-nôi, où siège le Gouverneur Général, lequel s'adresse à son subordonné, le Gouverneur de la Cochinchine. La réponse parvient, fin avril 1927, en deux temps. Un télégramme affirme d'abord que la " propagande caodaïste est enrayée et n'a jusqu'ici d'ailleurs aucun caractère anti-français ". Puis un rapport en date du 28 avril confirme les termes de ce télégramme en fait justice de toutes les accusations avancées, en ce qui concerne aussi bien l'hostilité à la France que l'appartenance au communisme (9).

            D'une manière générale, le gouverneur demeure prudent et réservé. Il se contente de se tenir informé des activités de la secte, d'en noter son développement, de suivre de près les déplacements et la propagande des dirigeants. L'exercice du culte demeure libre, quel que soit le nombre de personnes réunies pour assister aux cérémonies. Parfois, peut-être par prudence ou pour montrer leur bonne foi, les organisateurs sollicitent l'autorisation de rassembler les fidèles ou de construire de nouveaux oratoires. Ces autorisations sont accordées avec libéralité. Alors, les adversaires protestent, accusent les pouvoirs publics d'accorder leur protection à la secte. Ce faisant, ils dénaturent sensiblement la réalité, car l'on ne saurait considérer un tel libéralisme comme équivalent à une protection.

            Le nouveau gouverneur, Blanchard de la Brosse, entend poursuivre la même politique, malgré les protestations de quelques français influents. A défaut de textes précis lui enjoignant de prendre nettement position, il décide de mesures destinées à lui fournir une connaissance plus précise de l'étonnante extension poursuivie par le Caodaïsme. C'est ainsi que, dans ce but, les oratoires ne pourront plus désormais être crées qu'après avoir obtenu son autorisation expresse, et les demandes d'ouverture de nouveaux lieux de culte devront porter la signature de Lê Van Trung. Conséquence : ce dernier devient officiellement le représentant de ses corréligionnaires auprès des pouvoirs publics, et son prestige bénéficie très largement de ce rôle d'intermédiaire agrée.

            En exécution de ces dispositions, le 6 mai 1927, Trung soumet au gouverneur une demande d'ouverture de 21 oratoires : 2 à Sài-gon, 5 à Gia-dinh, 6 à Cho-lon, 2 à Bên-tre, 2 à My-tho, 1 à Vinh-long, 1 à Sa-déc, 1 à Biên-hoà et 1 à Tây-ninh. L'on procède aux enquêtes prescrites, à la suite desquelles la création de 9 oratoires est autorisée le 21 juillet, et de 6 autres les 6 et 11 août. Le 1er décembre suivant, 5 nouveaux lieux de culte peuvent ouvrir leurs portes aux fidèles. La masse de la population voit tout naturellement dans ces autorisations une reconnaissance officielle de facto de la nouvelle croyance.

            Les instructions adressées par le Gouverneur aux administrateurs chefs de province témoignent d'un même esprit de libéralité et de prudence. Elles rappellent les articles 291, 292 et 294 du Code Pénal, modifiés par le décret du 31 décembre 1912, qui traitent des conditions de fonctionnement des lieux de culte et réglementent l'exercice du droit de réunion. Elles précisent en outre que :
            1° ) Pour toutes les cérémonies devant réunir plus de 20 personnes, les organisateurs devront aviser les autorités locales du jour et de l'heure de la réunion, et cela au moins trois jours à l'avance ;         
            2°) Toutes les manifestations de spiritisme, de sorcellerie, de magnétisme et toutes allusions politiques ou tendancieuses sont interdites ;
            3°) Les adeptes sont libres de célébrer le culte à leur domicile, à condition de ne pas comporter de cérémonies tapageuses ouvertes au public.

            " L'administration locale témoignait ainsi du désir de ne pas faire échec, sans information préalable, à une tentative suspecte dans son principe, mais susceptible d'entraîner l'adhésion sincère de la population annamite et de promouvoir une rénovation de la foi religieuse traditionnelle. "

            A l'expérience pourtant, ces instructions se révèleront peu efficaces, et les autorités coloniales resteront relativement mal informées des activités caodaïstes. Pour quelles raisons ? On sait déjà que beaucoup de fonctionnaires viêtnamiens ont très vite adhéré au mouvement, et il faut entendre ce terme de " fonctionnaires " dans un sens très étendu : il ne désigne pas seulement les salariés de l'administration : chefs de circonscriptions, délégués administratifs, chefs de bureau, et secrétaires de tout grade ; il s'applique également à toutes les notabilités exerçant des fonctions administratives, chefs de canton par exemple, et membres des conseils des notables dans les villages. Par ailleurs, en dehors même des adeptes, la plupart des autres agents de l'administration avaient bien des raisons de demeurer dans une attitude de prudente passivité, sinon d'inertie bienveillante : intérêt suscité par le mouvement, identité d'ensemble entre le dogme de la nouvelle religion d'une part et les conceptions métaphysiques et les tendances syncrétistes du peuple vietnamien d'autre part, répugnance certaine à agir au profit de hautes autorités étrangères contre une entreprise à caractère nettement national, et parfois aussi crainte de représailles éventuelles de la part des propagandistes les plus zélés. Un tel comportement se comprend d'autant mieux que le gouvernement colonial, ainsi que nous l'avons signalé, ne prenait pas, lui non plus, nettement position, que certains administrateurs et notabilités françaises ne cachaient nullement leurs sympathies pour le Caodaïsme, et que le gouverneur autorisait progressivement l'ouverture d'oratoires de plus en plus nombreux, en des points les plus divers du territoire soumis à son autorité.

            Attaqué au dehors, le Caodaïsme éprouve, en même temps, ses premières graves difficultés intérieures. A la vérité, dès que l'on quitte le domaine des grands principes spirituels, et surtout dès que l'on passe dans le domaine temporel, l'unité cesse d'exister, et cela déjà au moment de la déclaration officielle de 1926.

            Nous avons, précédemment, assisté à l'effacement de Ngô Van Chiêu (10) et à sa retraite à Cân-tho. Peu après les fêtes grandioses de l'Avènement, une mésentente surgit entre quelques-uns des principaux dignitaires, mécontents, semble-t-il, de la répartition des responsabilités et des titres, et plus ou moins déçus dans leurs ambitions, car jugeant mériter mieux que ce dont ils ont été gratifiés. Deux des convertis de la première heure se retirent, qui faisaient partie du groupe des " douze apôtres " (11) : le directeur d'école Doàn Van Ban et le phu Vuong Quang Ky, entraînant à leur suite un petit groupe de fidèles. Mais ils n'entendent pas, pour autant, entrer réellement en dissidence, ni constituer une branche schismatique.

            Malgré la personnalité marquante de leurs auteurs, ces premiers départs semblent ne guère affecter Tây-ninh, qui continue à jouir d'un prestige et d'appuis croissants. Tout au plus signale-t-on qu'au cours des années 1927 et suivantes, les foules se pressent moins nombreuses et moins enthousiastes à l'oratoire central pour assister aux cérémonies qui s'y déroulent à l'occasion des grandes fêtes périodiques.

            La direction des affaires de la Secte se trouve alors entre les mains d'un Comité restreint présidé par le " Pape intérimaire " Lê Van Trung, assisté de quatre hauts dignitaires connus : les cardinaux et archevêques principaux Lê Ba Trang, Nguyên Ngoc Tuong, Nguyên Ngoc Tho et Lâm Thi Thanh.

            Lê Ba Trang pourvoit à la conduite spirituelle des dignitaires et les adeptes : il se trouve à la tête du département de la Justice ; il a la charge de résoudre les contestations survenant entre les corréligionnaires, d'organiser les cérémonies et les fêtes, et de veiller à la tenue d'un état-civil religieux pour les baptêmes, mariages et décès. Nguyên Ngoc Tuong dirige le cabinet dit " des affaires intérieures " ; à ce titre, il assure l'enseignement religieux et moral des adeptes, veille à l'instruction des enfants, traite des questions relatives aux oratoires ; la bonne marche d'un service médical et la mise en valeur des terrains appartenant à la collectivité entrent également dans ses attributions. Nguyên Ngoc Tho fait office de Ministre des Travaux Publics, fonctions d'autant plus importantes que les constructions et aménagements continuent de battre leur plein. De Madame Lâm Thi Thanh, enfin, dont on sait la fortune, relèvent toutes les questions relatives aux finances et au ravitaillement de toutes les personnes vivant et travaillant au Saint-Siège.

            Au cours de 1929, il apparaît que les autorités civiles raidissent quelque peu leur attitude. Est-ce la conséquence des mutations survenues à la tête de la Colonie, Gouverneur Général et Gouverneur de la Cochinchine ? Une circulaire en date du 10 juillet ordonne que la totalité des pagodes utilisées comme temples caodaïstes soient rendues au culte bouddhique, et prescrit de solutionner les questions soulevées par l'occupation des terrains sur lesquels des temples ont été construits. Une seconde circulaire, le 30 août, prescrit aux administrateurs de ne plus autoriser dans leurs provinces l'ouverture de nouveaux oratoires, afin d'éviter de laisser entendre que, ce faisant, ils reconnaissent implicitement la secte.

            Et le Gouverneur Krautheimer de conclure :
            " Les manifestations ou cérémonies caodaïstes relèvent du droit commun applicable aux réunions et le Chef d'Administration n'a pas à intervenir pour reconnaître aux locaux affectés à ces manifestations le caractère d'un édifice religieux permanent, régulièrement et publiquement ouvert aux personnes d'une même confession."

            Pourtant, malgré ces difficultés, une Revue Caodaïste  commence à paraître en juillet 1930. Elle publie de véritables communiqués de victoire, annonçant dans son premier numéro qu'un demi-million de personnes de différentes nationalités ont embrassé la foi caodaïste. Même satisfaction exprimée en septembre :
            " ... après quatre années d'existence, le Caodaïsme compte déjà un demi-million d'adeptes. Et malgré les multiples obstacles semés sur son chemin, il continue toujours sa marche triomphante... " (12)

            Ces obstacles ne proviennent pas seulement des mesures décidées par l'administration. Des rivalités personnelles continuent à diviser les principaux dignitaires. Des divergences de doctrine se font jour. Surtout, la gestion des biens de la communauté donne prise à des remarques défavorables diversement fondées, progressivement moins voilées. Tout ceci crée un climat difficile, refroidit le zèle des adeptes, réduit le rythme des conversions. Des caodaïstes en viennent à déposer des plaintes en justice contre Lê Van Trung, accusé d'indélicatesse.
            Faisant suite à un étonnant développement, une crise aussi grave que long - elle durera cinq années environ - va menacer dangereusement l'avenir du Caodaïsme.
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